Il s'appelait Colomb. Il ne découvrit pas l'Amérique, mais son imagination fertile et malicieuse le poussa à explorer le domaine (encore peu connu) de la fantaisie, et il révéla au public un nouveau monde : l'univers des bandes dessinées.

 

Georges Colomb naquit en 1856 à Lure (Haut de Saône), où son père était proviseur du collège. Ce père, parangon de toutes les vertus, était un brave homme, portant à longueur d'année redingote noire boutonnée jusqu'au col et chapeau haut de forme. Le petit Georges était fort bon élève. Il collectionna les succès scolaires et les diplomes : certificat, baccalauréat, licences, agrégation de Normale Supérieure. Mais par-dessus tout, il aimait dessiner. Et c'est sans doute pourquoi il se spécialisa en sciences naturelles, ce qui lui permit d'exercer son coup de crayon. Professeur au Lycée Condorcet, il eut pour élèves célèbres Marcel Proust et l' humoriste Tristan Bernard. Il avait une façon extrêmementvivante de donner des cours, exposant les matières les plus rébarbatives avec le sourire et des bons mots, tout en dessinant des bons-hommes au tableau noir, ce qui lui valait énormément de succès auprès de ses élèves.

 

Mais l'enseignement n'était guère rémunérateur, et pour arrondir ses revenus, il entreprit de rédiger des manuels illustrés d'histoire naturelle. Et de là pourquoi pas des histoires en images ? L'éditeur Armand Colin vit ses dessins, un projet de scénario (le mot n'existait sans doute pas encore, mais cela ne fait rien), et fut emballé. Et ainsi à partir de 1889, la Famille Fenouillard vint passionner les lecteurs du Petit Français Illustré (à l'époque, un des grands magazines pour la jeunesse). Les Fenouillard étaient un peu les Branquignol de la belle époque. Paisible bourgeois de Saint-Rémy-sur-Deule, Agénor Fenouillard, sa femme Léocadie et leurs deux filles Cunégonde et artémise étaient entraînés malgré eux dans un époustouflant voyage autour du monde. Cet Agénor Fenouillard avait un cousin, Pancrace Brioché, plus connu sous le nom de Docteur Cosinus. Ce fut une autre série célèbre de notre professeur dessinateur. Et il y eut encore Camember, le sapeur barbu et ahuri...

Colomb ne pouvait décemment signer ses œuvres légères de son vrai nom sans encourir les foudres de l'Université. Il cacha son nom sous un prénom tout trouvé : Christophe. Or, Christophe opéra une véritable révolution. Avant lui le dessin était surtout illustration d'un texte. Quant aux images d'Epinal, elles étaient encore au stade de l'Iconographie.

 

Avec Fenouillard, Camember, Cosinus, le personnage "à suite" faisait son apparition, le "feuilleton dessiné" était créé. Bien sûr, il y avait beaucoup de texte en légende, les personnages ne s'exprimaient pas encore par des "ballons"*. Mais une grande aventure venait de commencer...

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* depuis la publication de cet article en 1967, on parle de "bulles".

 

 

Créé en 1890 dans le Petit Français Illustré, Camember était l’ordonnance d'un colonel, cousin de Mme Fenouillard. Maniant un style pompeux, très peu dégourdi, Camember était le souffre-douleur du régiment. Aujourd'hui Camember est tous les soirs vedette de la télévision (ORTF).

Autre personnage de Colomb, paru dans Petit Français Illustré en 1893, Cosinus est le type du savant distrait. Beaucoup de collègues de Georges Colomb ont dû se retrouver caricaturés sous les traits de cet ancien de Polytechnique, professeur à l'Ecole des Tabacs et Télégraphes. Et si certains ont pu s'en offusquer, gageons que les plus sensés ont pris le parti d'en rire.