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Le carnaval de Binche est célèbre en Belgique et dans toute la France septentrionale. Couverts de grelots, coiffés de chapeaux surmontés de plumes d'autruche, les Gilles attirent chaque année une foule innombrable de curieux, tant par l'étrangeté de leurs costumes que par le rythme endiablé de leurs danses.

 

BINCHE ET SES GILLES

Cité commerçante, agricole et industrielle, Binche, entre Mons et Charleroi, fait le sommet d'une colline. Elle a une collégiale et un château, un hôtel de ville et un beffroi, comme mainte cité franche de Wallonie, et chacun sait que Marie de Hongrie y célébra, en plein XVI° siècle, la conquête espagnole du Pérou. Mais qui a dit, sur la foi d'une analogie dont seuls les historiens sont capables, qu'un travestissement en Incas fut l'origine du carnaval actuel, copie populaire du cortège dans lequel les Gilles, surnom des Espagnols, reconduisirent à Mariemont la Gouvernante, sœur de Charles-Quint ?
Les prétextes ne manquent jamais en ville wallonne pour traduire seulement sa joie de vivre. Les Gilles d'aujourd'hui ont bien plus de trois siècles et demi de tradition plaisante. Ils sortent du fonds millénaire de la race, en ce haut lieu privilégié près duquel passe une chaussée romaine.

 

Le grand-père Delmaurice était un Gille réputé lorsqu'il fut paralysé. Quelques années après, sa fille Appoline amène Henri-Gaspard, son enfant, dans le grenier où avaient été soigneusement rangés le costume, le chapeau et les sabots, attributs des Gilles.

 

Pour une mère et son enfant, la barrière du visible et de l'invisible est vite franchie. Henri-Gaspard n'a jamais été admis à pénétrer sous les combles du grenier où des choses redoutables reposent. Le voila pourtant en haut, suivi d'Appoline haletante, encouragé par le hoquet joyeux du grand-père. L'armoire est ouverte, les toiles camphrées sont éventrées: neige de plumes, litière de grelots, masse mouvante d'étoffes fleurant l'orange et la sueur. La forme du grand Gille Delmaurice surgit dans ses bandelettes. Elle a le visage de tous ceux  qui l'incarnèrent un temps. Et il y a près d'elle, tel le mort enseveli avec le signal de la survie, l'ombre du petit Gille. Chaque famille binchoise garde ainsi ses dieux lares: deux costumes, deux bonnets, quatre sabots et deux paniers de fil d'osier.
Appoline, ayant mis son fils nu dans l'amas de hardes sacrées, l'habille d'une main ferme. D'en bas ne monte plus ni rumeur ni souffle pesant. Tout l'alentour est recueillement, fièvre et silence. Le miracle s'accomplit : voici l'Enfant-joie, raide et souple, engoncé, des épaules au front, dans la gangue hiératique, prêt à obéir à la cadence. Génération spontanée; âme mécanique dont la clef est dans la cité entière.
Car Henri-Gaspard ignore tout. Il n'a jamais vu le carnaval. L'aïeul fameux est frappé de mutisme; la mère, veuve de bonne heure, n'a point osé prendre la filière. Tout est venu au petit Gille des yeux flambants du grand-père, de son rire pathétique et des sources, jaillissant de partout, dans le cœur maternel. Maintenant on lui a mis plein d'oranges dans son panier. Il en tient une à la main droite. Les plumes du chapeau ondulent. Le seuil ouvert enfin, la ville le prend par la main et le précipite à la sarabande magique. C'est le moment où elle atteint son paroxysme. Parti de l'extrême faubourg est, le cortège avance depuis des heures. On croirait qu'il piétine sur place. L'assaut est lent et progressif. Dans la foule profane les bataillons de Gilles opèrent leur pénétration stratégique. Ils ont partie gagnée. Un instant d'arrêt salue la conquête de la vaste plate-forme, après laquelle il n'y a plus, au delà du beffroi et de l'église, que les anciennes murailles plongeant dans une étroite vallée.
Toutes les musiques se rassemblent au milieu de la place que les Gilles bordent pour la ronde finale. Les fenêtres grillées saignent du jus dégoulinant des fruits lancés comme des balles. Le soleil est jonché d'écorces. D'ignobles masques, venus de Bruxelles et de la province, munis d'affreuses vessies, font la chasse aux bourgeois. En marge de la sarabande sacrée, on dirait des démons au service des anges. Le clergé est devant l'église, en vêtements de ville; le bourgmestre en uniforme, avec des ministres et des ambassadeurs, s’avance sur le balcon de l'hôtel communal. Musiques et tambours éclatent. La rumeur est si forte qu'elle rejoint le silence et qu'on croirait entendre le froissement soyeux des plumes d'autruche. Tout vibre et se détache du sol, ronde d'elfes dans une tempête de neige. Lentement la joie de la cité monte et crève, bulle brisée dans l'air hivernal.

Henri Davignon - Contes pour le centenaire belge

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LE CARNAVAL DE BINCHE

 

Le Carnaval le plus riche en couleurs peut-être se perpétue à Binche, petite ville belge que l'avion d'AIR FRANCE survole quelques minutes avant d'aller atterrir sur l'aérodrome de Bruxelles (Paris-Bruxelles 1 heure 15 de vol). De l'appareil, on peut apercevoir au passage ses toits gris et pointus enclos dans une belle enceinte du XIIe siècle au long de la Haine, parmi les terrils de charbon.

Commerçante et cossue, Binche est une cité pittoresque, typiquement belge avec le beffroi de son Hôtel de Ville, dont le carillon ne compte pas moins de vingt-six cloches (la plupart du XVIe siècle), sa Grand'Place aux vieux pavés et ses demeures bourgeoises d'un autre âge.

Le matin du Mardi-Gras, dans la demi-lueur de l'aube, ce paisible décor s'emplit d'étranges cliquetis et d'une foule bizarre. Des placides maisons wallonnes, jaillissent de très vieux et très curieux personnages qui ne vivent que le jour du Carnaval : ce sont les Gilles.

Leur barrette blanche met une tache dure dans la grisaille de l'aube. Un suivant les escorte, portant leur masque, leur panier d'oranges et l'ondoyant panache que tout à l'heure ils coifferont. Au hasard d'une rue, le premier tambour appelle la ville au Carnaval; des volets claquent; des masques apparaissent; les Gilles accourent au rythme aigu de leur apertintaille (les six ou douze sonnettes fixées à leur grosse ceinture); une longue fièvre se propage à travers les rues, vibre dans la voix des tambours qui maintenant partout résonnent.

Dans le ciel pâle, de longs rayons roses ont balayé les dernières ombres, un soleil radieux — il fait toujours beau pour le Carnaval, disent les Binchois — illumine la ville, transformée pour un jour en un immense tableau vivant dont le chatoiement et le luxe de couleurs évoquent les plus belles peintures du Siècle d'Or.

La tradition fait remonter la naissance des Gilles à 1549, année où Charles-Quint assista aux "fêtes éblouissantes" données en son honneur à Binche pour le Carnaval. Incarnés par des soldats espagnols (bon nombre d entre eux s appelant "Gil"), les Gilles auraient alors personnifié l'exotique Empire des Incas que la récente conquête de François Pizarre venait d'ajouter aux possessions de l'Empereur...

En tout cas, c'est bien au Pérou, affirme maint voyageur érudit, qu'il faut chercher le secret des pas rythmés que dansent les Gilles partout où retentit la belle voix dure du tambour. Mais aux tambours du matin succèdent, l'après-midi, des orchestres où domine la batterie. Bientôt, rompant leurs rondeaux, les Gilles se rassemblent pour défiler et former leurs grandes farandoles.

A toutes les fenêtres de Binche, se pressent de bons visages, illuminés d'un immense sourire; les curieux sortent des cafés, coupe de champagne ou chope de bière à la main ; sur les trottoirs, la foule joyeuse s'est tue, attentive à la voix aigre des grelots qui emplit la rue vide.

Soudain, les Gilles sont là; le long fleuve neigeux de leurs panaches — hautes plumes d'autruche mêlées d'épis, de fleurettes, d'étoiles dorées, parfois même de bijoux — déferle devant les spectateurs émerveillés; les lions rouges et noirs, les étoiles rouges, noires et jaunes incrustées comme des tatouages dans leur costume, dansent une fantastique sarabande; la voix joyeuse et désordonnée de leurs sonnettes se mêle aux cris enthousiastes de la foule.

Le traditionnel panier d'oranges à la main — Binche, à chaque Carnaval, fait venir les oranges par trains entiers les Gilles lancent, à travers la foule de leurs parents et de leurs amis, les beaux fruits d'or.

Derrière les Gilles, accourent les Paysans, chaussés des souliers vernis des jours de cérémonie, vêtus d'un large sarrau, coiffés d'un chapeau emplumé et munis d une vaste besace, survivance ironique des paysans qui jadis accouraient de très loin pour recueillir une part du pain et des fruits que jetaient avec prodigalité les Gilles, riant du sage refrain que chantait la foule :

Gilles, tu auras faim

De pain

Demain...

Le Carnaval est à Binche beaucoup plus qu'une fête populaire. Il symbolise en quelque sorte la survivance de l'esprit de solidarité de la commune belge. Tous semblables sous le masque du Gille, bourgeois, commerçants, journaliers participent à l'ivresse unique qui fait danser la ville entière d'un même pas. La voix nerveuse de la batterie résonne dans tous les cœurs avec le même écho.

Maint tailleur — un vrai Binchois est tailleur — qui ne connut jamais le solfège, est de père en fils "tamboureur de Carnaval". Certains bourgmestres, parmi les plus populaires, furent des "Gilles".

Perdus au fond d'un stalag d'Allemagne, quelques prisonniers binchois éprouvèrent si fortement l'importance de leur Carnaval qu'à chaque Mardi-Gras, coupant des costumes dans des toiles d'emballage, des "plumes" dans le papier des colis américains, accrochant à leur ceinture des boîtes de conserve en guise de sonnettes, ils firent les Gilles et maintinrent, à travers toute la guerre, la tradition du Carnaval de Binche.

Le long deuil de la guerre a cessé et les Gilles de nouveau dansent à Binche tout le jour du Mardi-Gras ; lors du Festival de Bruxelles l'année dernière, Binche organisa une répétition de son Carnaval. Les plus grandes vedettes internationales vinrent, dans la douce nuit d'été où jaillissaient les fontaines roses des feux de bengale, voir danser les Gilles Incas, ivres de rythme, secouant leurs longues plumes neigeuses au-dessus de leurs masques figés.

Autour d'eux, Flamands et Wallons écoutaient avec extase battre dans leur sang, au rythme violent de la batterie, une ancestrale ivresse.

 

article publié en 1948

 

 

 

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A VOIR EGALEMENT :

Les Gilles de Binche (B) - article publié dans le journal Tintin en 1955

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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