ACCUEIL | LES CELEBRITES | MICKEY A PARIS (1931)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Avec l'épanouissement de ce qu'on appela jadis le printemps, — un mot bien usé, — coïncide chaque année l'arrivée et de nombreux touristes étrangers et de "stars" d'Hollywood, venant passer dans cette vieille Europe doublement humide des vacances bien gagnées.

Tout dernièrement encore, le hall de la gare du Nord a retenti de dizaines d'explosions de magnésium. Celles-ci ont en effet remplacé les cent un coups de canon d'autrefois avec lesquels on accueillait les personnages de marque. Pourtant — le croiriez-vous ? il est une vedette — et de taille, sinon physiquement du moins moralement — qui a réussi à passer à travers des embûches tendues par la popularité et sa complice la publicité, à ne pas payer son tribut à la gloire.

Pourquoi le cacher plus longtemps : il s'agit de Mickey, notre vieille connaissance, débarquée subrepticement dans notre capitale.

Son séjour aurait passé complètement inaperçu si, certain soir de désœuvrement, alors que nous nous trouvions dans une loge d'une salle d'exclusivité des boulevards (excusez du peu), l'obscurité étant déjà faite, l'ouvreuse n'était venue placer le légendaire personnage précisément à côté du seul genre de type qu'il fuyait depuis plusieurs jours : un journaliste.

La façon insolite avec laquelle l'ouvreuse avait placé sa cliente, — rapport à sa taille exiguë, elle la tenait dans ses bras et la déposa délicatement sur son fauteuil, — avait attiré mon attention.

Je n'eus pas grand mérite, même dans l'obscurité, à reconnaître mon auguste voisine. Après avoir aussitôt fermé la porte de la loge et bouclé soigneusement tous les interstices, de crainte que ma prisonnière ne s'échappât, je commençai à lui faire endurer le supplice de l'interview, insensible à ses petits cris plaintifs qui ne firent pas même retourner les spectateurs, ceux-ci croyant, de bonne foi, à un "raté" du haut-parleur. N'en avaient-ils pas l'habitude ?

— Que me voulez-vous ! me dit Mickey la souris, après avoir esquissé un geste d'exaspération. Sans doute allez-vous me poser la question sacramentelle ? Mais oui, je suis pour le parlant ! L'année de ma naissance : j'aurai bientôt quatre ans. Si je suis mariée : oui avec Félix le Chat ! Ça étonne votre logique d'homme "à qui on ne la fait pas" ? C'est pourtant ainsi que j'ai l'honneur de vous le dire. La nature de mes yeux : noirs le jour, phosphorescents la nuit. Les films que j'ai tournés : la liste en serait trop longue. Ma jeunesse : j'ai été cow-boy dans un pays où les chevaux, sous des charges trop lourdes, s'étirent comme de la guimauve ; j'ai été également laboureur dans un village où il suffisait de piquer un cochon avec une épingle pour que celui-ci se dégonfle piteusement avec un sifflement lamentable ; enfin j'ai abordé l'art musical et joué du piano sur un instrument éternuant, élastique, bondissant et rugissant : une vraie teigne. Ce que je viens faire à Paris : voir mes films. Depuis deux ans, je suis au régime des travaux forcés et n'ai pas eu cinq minutes de repos. C'est tout ? Non ? Ma garde-robe : un caleçon réduit à sa plus simple expression et des godillots à la Charlot."

Et maintenant que j'ai répondu à l'interview- type, veuillez me laisser voir en paix Mickey dans la Jungle !

— Mais, Mickey, c'est pour Ciné-Magazine !

— Ah ! Ciné-Magazine ! Que ne le disiez-vous plus tôt ! Comment allez-vous, cher ami ? Excusez ce moment de mauvaise humeur ; mais aussi quel étrange pays que le vôtre ! Il y a deux minutes, je me présente dans ce cinéma et paye ma place (sans même demander une détaxation, je vous prie de le remarquer). Puis je fais numéroter mon billet par de funèbres personnages pour jeu de massacre, déjà à l'alignement pour un tir de barrage en règle. Je tends mon coupon à l'ouvreuse lorsque celle-ci, en m'apercevant, se met à pousser des cris affreux. "Ciel, une souris !" crie- t-elle. Et la voilà qui grimpe sur une chaise, serrant sa jupe contre ses genoux. Une de ses collègues en fait autant, tandis qu'une troisième s'accroche à un spectateur, ébauhi, en regardant avec effroi dans ma direction ! J'eus beaucoup de mal à me faire reconnaître. Pas possible, ces gens-là ne doivent jamais aller au cinéma ! Mais je tremble, car- voilà mon incognito raté...

— Vous voyagez incognito, Mickey ?

— Oui. D'abord parce que mes films peuvent fort bien se passer de ce genre de réclame, et ensuite parce que je ne tiens pas à me faire accaparer à dîner par tous les lords d'Angleterre et les duchesses de votre faubourg Saint-Germain.

— Mais, dites-moi, Mickey, pour que cet incognito soit respecté, — tout du moins jusqu'à ces dernières minutes, — comment vous y êtës-vous prise ?

— J'avais pensé un moment prendre un nom d'emprunt, que j'aurais naturellement claironné au monde entier, comme cela se pratique couramment. Mais, à la réflexion, pour plus de sûreté, j'ai préféré m'embarquer clandestinement sur l'Ile-de- France, transatlantique qui possède l'exclusivité de ces sortes d'embarquements, comme vous savez. Pour cela, je me suis fait enfermer, non pas dans une caisse comme un de vos compatriotes, mais dans un encrier...

— A propos d'encrier, pourriez-vous me dire, Mickey, comment vous êtes venue au monde ? Votre entrée dans la vie préoccupe singulièrement tout un peuple de cinéastes.

— Volontiers, pourtant... votre journal n'est-il pas lu par des jeunes filles ?

— Si, mais...

— Enfin nous tâcherons de retirer les points de sur les i. Vous savez que je suis presque la benjamine d'une grande famille qui a ceci de particulier d'être disséminée de part le monde. J'ai des parents en Allemagne, en Angleterre, en Russie, en Italie et même en France ; bien malingres il est vrai. Notre petit pays à deux dimensions forme ainsi un État dans l'État. Notre race offre également ceci de particulier d'engendrer des êtres totalement différents les uns des autres. Notre ancêtre, qui vit le jour en France, fut un personnage de pantomime : un Pierrot, naturellement berné par Colombine, ainsi que le veut la tradition. Lequel Pierrot, toujours chez vous, donna naissance à des Fruits et Légumes vivants, qui, eux-mêmes, firent souche avec la fameuse bande des Pieds Nickelés. Sans doute ceux-ci émigrèrent-ils en Amérique, puisque, à quelque temps de là, deux joyeux lascars, Dick et Jeff, signalèrent joyeusement leur avènement dans le monde. Bientôt suivis de Koko, clown turbulent ; en attendant, Félix et Matou, rominagrobis impénitents; Fido, le bon chien, et Ossvald, notre joyeux lapin. Telle est, monsieur, ma galerie d'ancêtres. Je suis fort aise de savoir que la race ne s'éteindra pas après moi, car j'ai donné tout dernièrement naissance à une petite fille prétentieuse qui a nom Flip et appartient à l'espèce des batraciens.

— Mais, Mickey, tout cela ne me dit pas...

— Comment je suis venue au monde ? Nous y voici : Modernes Gullivers chez le peuple de Lilliputiens que nous sommes, des hommes ont guidé nos premiers pas dans la vie. Pierrot eut par exemple pour père adoptif Émile Reynaud, Koko Max Fleischer et Matou Ben Harrison. Retenez ces noms : ce sont ceux de bienfaiteurs de l'humanité. Quant à moi, la morale dût- elle ne pas y trouver son compte, je dois ma naissance en des temps troublés à deux hommes maîtres de ballet d'un genre inédit : Ub Iwerks et Walter Disney. L'un et l'autre, — mais ne le répétez pas, — ayant scellé leur alliance d'une bonne vieille bouteille de "tchampeing", se munirent de flacons d'encre, — liquide procréateur, — de feuilles de papier blanc, — organes engendreurs, — et de papier calque jouant le rôle de nourrice attentive dirigeant nos premiers pas dans la vie. J'oubliais les crayons destinés à réparer les malfaçons de la nature. Puis ils s'enfermèrent dans un local obscur.

Six semaines après, respectant les règles de l'enfantement établies dans le monde des souris, ils présentaient à l'Amérique leur enfant, moi-même, virtuose de la danse, passionné de musique au point de jouer du xilophone sur une mâchoire d'hippopotame, du violon sur la barbiche d'un âne ou de la harpe sur une toile d'araignée. Voilà comment je vins au monde. Mais, si les hommes m'entourèrent de tous leurs soins, avouez que, de mon côté, je leur apportai ma provision inépuisable de malice et de bonne humeur. Ne croyez pas à de la prétention de ma part ; mais ne suis-je pas à peu près la seule a avoir su utiliser les prodigieuses richesses du film sonore. Ne me suis-je pas efforcée constamment d'interpréter, d'harmoniser, de spiritualiser les mille bruits de la nature, alors que la plupart de nos frères dits "supérieurs" n'ont fait que se rendre coupables d'une copie servile de la vie ?

— Oui, Mickey, et pour le monde entier à qui vous apportez chaque semaine sa ration de joie et de bonheur fugace, votre nom est désormais évocateur de rêve linéaire, poétique, fertile et malicieux. Il n'existe, à ma connaissance, qu'un homme qui, dans le domaine cinématographique, ait réussi pleinement à réunir dans le même enthousiasme le public oui se pique d'avant-garde et celui qu'on appelle communément le gros public, le spectateur des salles de quartier et les esthètes! Cet homme, c'est Charlie Chaplin. A propos, Mickey, que pensez-vous du film de guerre?

— Ah ! oui, la question à la mode. Mais quel rapport avec Chaplin ?

— Une phrase de celui-ci, Mickey : Le patriotisme est la pire forme de la folie dont le monde ait jamais souffert.

— Je pourrais vous répliquer, comme tel de vos réalisateurs : j'ai répondu en faisant "Mickey s'en va-t-en guerre". Mais la censure, avec son intelligence coutumière, a interdit le film en Allemagne. Que n'a-t-elle interdit, dix-sept ans auparavant, une lutte autrement sanguinaire !

— Et maintenant que votre incognito est découvert, qu'allez-vous faire ?

— Je ne sais pas au juste. Emile Vuillermoz m'a appelée dernièrement dans votre Ciné-Magazine "le Chaplin des Rongeurs". C'est évidemment là, de tous les compliments qui m'ont été décernés, celui qui m'a le plus touchée. Malheureusement, aussitôt des tas de gens se sont prétendus mes amis de toujours et ont demandé pour moi la croix de la Légion d'honneur. Aussitôt d'autres ont répliqué vertement qu'il restait encore en France, en cherchant bien, un ou deux industriels, fonctionnaires ou financiers, qui ne possédaient pas encore le tant désiré ruban rouge.

Alors me voilà fort embarrassée. Ou je refuse, et l'on me traitera de crâneuse, ou j'accepte, et, par chauvinisme, on me déniera aussitôt tout talent véritable. Qui sait ? on renouvellera peut-être pour moi une histoire de vedette assassinée, de prince volage, d'épouse bafouée, de complications diplomatiques dans lesquelles on me prêtera le rôle de médiateur ! Très peu pour moi. D'autant plus qu'il me faudrait encore déjeuner avec une de vos personnalités politiques, et je craindrais trop que ce fût avec l'une d'elles, bien connue pour sa forte denture. (Vous ne pouvez pas confondre, les femmes françaises ne sont pas admises au Parlement.)

— Vous vous occupez de politique, Mickey ?

— Non, mais à voir l'homme influent dont je vous parle, malgré moi je songerais à cette scène de Mickey virtuose : vous savez, lorsque le piano rugissant de tout son clavier m'envoyait dans les cintres !

 

J'ouvris les yeux. La place était vide où m'était apparue Mickey, le lutin familier et vif qui avait fait danser les pianos et les arbres, les araignées et les vaches, orchestré le miaulement des chats et les cris divers de tous les animaux de la création dans un univers géométrique. Avais-je rêvé ? Je n'ai jamais pu démêler où commençait et finissait le rêve. Une large tache d'encre sur le rebord de la loge, les photographies qui illustrent cet article me font croire à une grande part de vérité. Et pourtant personne n'a parlé du récent séjour de Mickey à Paris ! Alors que croire ?

 

MARCEL CARNÉ (1931)

 

 

 

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The Barnyard Battle (Mickey s'en va-t-en guerre) - 1929

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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