LES POISSONS

Il faut n'avoir jamais partagé l'existence de ces êtres délicieux, bien que peu loquaces, pour affirmer que nulle félicité n'égale celle du poisson dans l'eau.

Certes, il y a parmi eux des individus heureux, des ambitions satisfaites. Mais à côté d'une sardine très argentée qui finira dans les huiles, d'une sole appelée à figurer dans le gratin emmi les splendeurs d'un gala, combien de pauvres petits bougres mènent, menu fretin, des jours humbles et vaseux, et couchent, le soir, sous les ponts !...

Quoi qu'on en dise, la vie est beaucoup plus pénible pour les pauvres petits poissons que pour les pères de famille aspirant au prix Cognacq... Ils ont, en effet, beaucoup plus de frais.

Des distractions ? Point, ou si peu ! Comme jeux, les quilles des bateaux ; comme sport, quand ils savent nager, la natation. La carpe, cependant, fait un peu de saut.

S'ils pouvaient seulement noyer leur morne ennui dans le vin ! Mais, à l'égal de nos amis d'Amérique, les poissons sont un peuple sec ; ils ne boivent que de l'eau.

Sevrés de toutes satisfactions, on comprendra facilement que les poissons se montrent faibles en présence d'une tentation. Ils ne savent pas plus résister aux appâts des pêcheurs que là plupart d'entre nous aux appas d'une pécheresse. Il n'est pas d'exemple, je crois, qu'un goujon ait refusé un petit ver sur l'acier (j'allais écrire sur le zinc).

Ajoutons à leur louange que, férus de liberté, tous les poissons préfèrent la mort à l'esclavage. Ceux qui sont capturés vivants en demeurent rouges de honte jusqu'à leur dernier soupir.

Détail curieux : les poissons, en général, goûtent peu le téléphone. La chose se conçoit en somme, car lorsqu'ils sont au bout du fil, ils doivent souvent percevoir un sinistre bruit de friture.

Jean Bonot.

publié en 1922