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LE NOËL DES GUEUX 1927
Les loqueteux, les clochards et les gueux, puisqu'ils sont frères de misère de l'errant de Bethléem, avaient bien aussi le droit de fêter sa naissance, môme si elle ne leur a pas donné l'espoir. Mais un gueux par définition serait bien en peine de fêter quoi que ce fût. Et durant que l'on mastiquait du foie gras, ils auraient pu ruminer leur rancœur dans leur barbe pouilleuse, s'il n'existait l'Armée du salut.
La charité selon l'Evangile,ceux-là la pratiquent qui, chaque année, à trayers la nuit, s'en vont au long des berges, derrière les poubelles et sous les ponts suintants, taper sur l'épaule des misérables, tassés comme des chiens, pour les inviter à venir réveillonner.
Et chaque année les gueux sont exacts au rendez-vous. Ils sont même en avance. Dans la rue de Charonne on les voyait, l'autre nuit, attendre, dès 10 heures, qu'on leur ouvrit les portes du Palais de la femme, ce monument à la bonté. Le trottoir était gras. Ils arrivaient par paquets informes et noirs, comme si l'ombre se morcelait. On entendait dans ce millier d'êtres désastreux des grognements de rongeurs d'os. On voyait des remous d'eau nocturne. Parfois des bourrades. Allez donc faire entendre patience à ceux pour qui le Dieu clément se manifeste un coup sous forme alimentaire !
Mais une fois entrés, ils étaient doux et bons mieux que moutons. La salle immense flambait par miille girandoles. Les travées blanches pour huit cents couverts la divisaient en dents de peigne. Au bout, il y avait une scène avec des peintures où l'on voyait un ciel naïf. Ils s'assirent en se serrant, machinalement, par une instinctive peur du froid, Une buée se forma peu à peu qui sentait le chien mouillé, l'aigre et la cuisine.
Lorsqu'ils furent tous installés, il en venait encore. Ils se poussaient. Alors apparurent le potage, les haricots, la viande, les frites. Des salutistes les servaient. Qui a vu les visages souriants de ces femmes parmi cette guenille collective n'a plus besoin de recourir aux anges et aux démons pour illustrer ses conceptions du paradis et de l'enfer.
En face d'eux, qu'ils soient les auteurs de leur déchéance, une sorte de sourde gêne vous prenait, et le sentiment d'une responsabilité vous tarabustait à la manière d'un remords. Gavarni crayonnant cette misère aurait pu paraphraser sa légende populaire : "C'est ça qui donne une fière idée de la société."
Une misère qui ne fait grâce d'aucun détail. Ils mangeaient sans parler car lorsqu'on parle on ne mange pas bien. On ne voyait que des échines et des tignasses. Dos voûtés, dos secoués de toux, dos que les rapiéçages et les accrocs faisaient informes, dos anguleux et luilsants de crasse. Tignasses de Jean dans le désert, tignasses avec une survivance de boucles, ainsi qu'on a coutume de se représenter les, apôtres et les poètes abscons, tignasses rouquines en balai d'évier, tignasses laineuses. Et tout soudain de-ci de-là, comme pour exalter le désordre de ces chevelures, des crânes d'une blancheur maladive à croire que les bises d'hiver qui soufflent sous les arches des ponts avaient changé en glace le sommet de leur occiput.
Les mains lourdes, plus dures qu'une semelle de godasse, serraient mal les fourchettes trop légères. On voyait des faces exsangues de gamins, des figures figées de vieux, avec des plaques noirâtres de saleté ou de la poussière du dernier charbon déchargé des péniches. Et des barbes, des barbes qui leur rentraient dans la bouche et collaient aux pommettes. Il y en avait un gui prenait je ne sais quelle ressemlance avec les caniches des aveugles. Le cou d'un autre était étoilé d'un antique diachylon. Celui-là avait conservé d'une lointaine aisance un lorgnon qui tombait dans sa soupe. Et cet autre, dans quelle poubelle avait-il déniché ce paletot ironique de garçon de recette ? L'un d'eux, par-dessus une grande blouse grise d'épicier serrait un gilet passé à la toile émeri. Un vieillard, si ratatiné que son menton touchait le rebord de la table, s'enorgueillissait d'un inattendu cache-col bleu ciel.
Un couple arriva. La femme tenait, roulé dans un fichu de laine grasse, un enfant de trois mois que la misère avait marqué autour des yeux. Des salutistes l'emportèrent pour le laver. Un nègre battait la semelle d'instinct : Ohé Gaspard, roi mage !
Un jazz avec un phonographe au pavillon enluminé se déchaîna dans Un coin. Ils s'arrêtèrent tous de s'empiffrer. Il était pour eux ce jazz. De les avoir tant regardés à travers les vitres embuées des cafés, ils avaient fini par croire que les jazz, c'était de la musique défendue. Une sorte de fierté puérile alluma leurs yeux aux paupières rouges, clignotantes ou mortes.
Alors M. Albin Peyron qui, avec la femme, avait surveillé tout ce festin, leur lut le passage de l'Evangile où il est conté que Jésus naquit sur la paille, dans une étable. Tous parurent faire, derrière leur front bas bosselé et rongé de cheveux, une comparaison qui leur était encore défavorable : de la paille ils n'en ont pas tous les jours.
Et puis on leur chanta des cantiques, Minuit, chrétien ! et on leur mit le la musique. Des fillettes dansèrent. Visions fraîches. Ils applaudissaient en forcenés. Ils bissaient tout. Une atmosphère de kermesse s'étendait sur ce ramassis de loques humaines et de vêtements en loques.
Et leurs regards étaient pleins dès lors d'une, extraordinaire reconnaissance et d'une joie simple et enfantine.
On voulut les faire chanter. Ce fut plus dur : ils ont perdu l'habitude. Et puis ils préféraient manger. Ne croyez pas les gens qui vous diront que pour bien chanter il faut être à jeun. Non, il faut avoir l'estomac calé. Lorsqu'ils en furent au café, ils chantèrent. Et comme le phonographe du jazz roucoulait "c'est l'amour qui flotte partout à la ronde", ils reprirent en chœur.
Cela fut terriblement émouvant. L'amour ici atteignait à son sens le plus sublime et le plus chrétien. Il faisait oublier le lamentable spectacle pour laisser resplendir, dans toute sa sérénité, l'âme des misérables. A cette heure, ces hommes étaient profondément heureux, car le Galiléen a dit : "Heureux ceux qui ont le cœur pur".
article publié le 26 décembre 1927
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LE NOËL DES GUEUX 1930
Paris, cette nuit, a célébré Noël avec toute la traditionnelle allégresse. Dans la lumière des fêtes, autour de la table du festin, ce fut pour tous de longues heures de joie. Pour tous : même pour ceux qui n'ont d'autres biens au monde que leur misère. Pour ceux-là, pour les clochards, l'Armée du Salut avait, comme chaque année, organisé un vrai réveillon ; rare bombance dans la vie des "sans taudis". Ils furent un millier à savourer, coude à coude, le beefsteak aux haricots, qui remplaçait pour eux la dinde traditionnelle.
Après avoir, un jour après l'autre, sans manquer jamais, distribué des soupes et prêté des lits à ceux-là qui ne possèdent d'autres biens que leur appétit et leur fatigue, l'Armée du Salut, une fois l'an, offre une fête, une vraie fête aux clochards. Cela s'appelle "le Réveillon des sans taudis" ; un titre un peu trop littéraire, peut-être, mais qui exprime si magnifiquement ce qu'il veut dire ! Et, d'ailleurs, qu'importent les détails, puisque la fête est belle, que les gueux sont contents, et puisque c'est Noël !
Cela se passait hier soir, à 10 heures. A l'heure où d'autres citadins en étaient encore à se demander s'ils passeraient l'habit ou s'en tiendraient au smoking, les invités de l'Armée du Salut, dans l'uniforme de tous les jours, attendaient patiemment que, pour eux, s'ouvrent les portes du Palais de la Femme. Il y en a qui piétinèrent cinq heures sur le trottoir de la rue de Charonne, sans réclamer jamais, en savourant sagement la promesse d'un grand plaisir tout proche. Quelle force ont les clochards quand il s'agit d'attendre !
A un moment donné, une voix dit très haut: "Qu'est-ce qu'on va se mettre !" Et cette simple considération fut suivie d'un grand remous joyeux qui secoua toutes les épaules.
Ils entrèrent huit cents, mille peut-être, dans l'immense salle qui flambait par mille girandoles. Et chacun d'eux se conduisit en vrai invité, sagement, poliment, en laissant au voisin sa large place devant la nappe blanche. Une buée peu à peu se forma dans la salle, une buée épaisse et lourde qui sentait le chien mouillé, la misère, la honte. Mais voilà que, fumant de cent soupières blanches, parut soudain : le potage !
Alors, ce fut le plus bouleversant, et aussi le plus réconfortant spectacle qu'on puisse souhaiter voir une belle nuit de Noël. Car tout prenait un air joyeux autour des tables claires: le travail consciencieux des mâchoires, les regards illuminés, et même la misère des loques sur les épaules rondes, et même les tignasses laineuses. On vit passer et disparaître des collines de beefsteacks, des montagnes de haricots, des édifices de frites.
Quand on a dévore pendant une heure en force et qu'on est très authentiquement gavé et qu'il reste encore pourtant des victuailles dans les plats, comment voulez-vous qu'on ne se sente pas au cœur je ne sais quelle tendresse infinie pour soi-même et pour son prochain et pour le monde, entier ?
Ainsi l'esprit de Noël descendit sur les clochards, qui commencèrent de rêver en écoutant le grand chef de l'Armée du Salut, leur hôte, leur conter la légende de Celui qui naquit sur la paille de l'étable.
article et photo publiés le 25 décembre 1930
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