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Voici un texte d'Emile Condroyer publié en décembre 1931
Par les rues chantantes de Marseille, je fuyais, sans espoir, un mistral léger mais acéré. Soudain, je me suis arrêté, insensible à la tyrannie du vent, dominé par le charme naïf d'un spectacle que je retrouve aussi frais que dans les souvenirs de mon enfance. J'étais sous les platanes dénudés des allées de Meilhan, la Canebière prolongée ; devant moi s'alignaient les baraques de la foire aux santons, unique au monde en son genre, toujours jeune en dépit d'un siècle d'existence, la foire sereine, fille du soleil, qui, en fin de chaque année, se tient, un mois durant, dans la capitale de la Provence.
Tout Provençal m'a déjà compris, car le santon est dans sa vie traditionnelle comme le pépin dans le fruit. Mais la Provence n'est pas toute la France ; alors, au préalable, expliquons-nous un peu.
La Provence aime la vie bienveillante. C'est pour cela sans doute qu'on y manifeste toujours un goût fort vif pour ce qui touche à la Nativité, fête de l'enfance, de l'espoir, de l'amour simple, de l'avenir calme. Mais elle le manifeste à sa manière.
Il faut vous dire que la docte et officielle vérité, suivant quoi Jésus naquit en Palestine, n'a ici aucune importance. Vraiment. L'essentiel est qu'il soit né. Pour le reste, on s'en arrange allègrement : on le fait naître en Provence. On ne vous le dit pas nettement, bien sûr. Mais tout tend à vous le laisser croire ; ainsi la Pastorale, sorte de mystère joué par des amateurs et des professionnels, un peu partout, aux environs de la Noël, et qui, en langue provençale, brode, sur le thème de la Nativité, mille anachronismes, scènes burlesques, expressions locales, à la grande joie de la foule provençale venue là pour rire à gorge débondée et retrouver des types populaires aussi classiques que ceux de la comédie italienne.
De loin en loin, il y est bien question de Bethléem. Mais jamais vous ne croiriez que l'action s'y déroule. Il n'est pas jusqu'au couple évangélique qui ne fasse figure d'étrangers avec leur, accoutrement biblique dans ce défilé de personnages pris dans les rues et la campagne provençales. C'est la Nativité provençalisée, l'émoi apporté dans un village provençal et donnant prétexte à une revue de la vie de Provence. Alors, vous comprenez, on ne s'ennuie pas.
Or, les santons ne sont rien d'autre que les effigies de ces héros, moulés dans l'argile, séchés au soleil méditerranéen, peints en respectant la ligne des vêtements mais avec la plus libre fantaisie quant aux couleurs. Ce sont des ouvriers, des artisans, des paysans parfois, dans la région d'Aubagne surtout, qui, vers la fin de l'année, chaque soir, en famille, parents et enfants collaborant, font naître, des moules de plâtre légués par leur père, ces fragiles bonshommes, frustes de contour mais d'autant plus émouvants.
La Provence, depuis des siècles, aime ces figurines incarnant sa vie rustique et populaire et dont l'origine médiévale a donné lieu à maintes controverses sans résultat précis. Après avoir été en verre filé, en faïence, en étoffe comme on en peut contempler au musée Arlaten, les voici maintenant modelés dans la terre même du pays. Parfois, on en a vu des spécimens monter jusqu'à Paris et se blottir dans une baraque du Jour de l'An ou dans une devanture d'objets de piété près de Saint-Sulpice. Les pauvres ! Il leur manquait le soleil ; et puis les passants les regardaient amusés par leur enluminure, mais sans comprendre leur rapport avec la divine naissance — et tout ce qui, pour un Provençal, tient de souvenirs dans leur naïve personne.
Il leur faut le ciel qui les a vus naître, la lumière qui fait chanter leurs couleurs. Il leur faut non des crèches sommaires mais ces crèches immenses comme on n'en fait qu'en Provence, ces crèches où ils peuvent évoluer à l'aise, nombreux, qui occupent parfois la moitié d'une pièce et, dans les églises, l'ampleur d'une chapelle latérale, véritable tableau vivant, de quoi faire "bader" d'admiration petits et grands de la paroisse entière.
La foi n'a pas besoin d'inspirer le geste de celui qui fabrique sa crèche familiale et y prodigue son peuple d'argile crue. Les santons sont, à leur manière, des fétiches. Ils sont la survivance de cette familiarité dans laquelle les peuples latins vivaient avec leurs dieux. Ils mettent la joie dans un foyer à l'égal d'une image. Le rôle qu'évoque leur geste rituel, figé dans la glaise, exprime un des caractères pittoresques de Provence. L'offrande que chacun d'eux porte à l'Enfant divin traduit leur métier. C'est une synthèse de la vie provençale, et le pire athée méridional s'attendrit en les voyant.
Dans chacune de ces trente baraques, larges comme des loteries foraines, alignées coude à coude, véritables stocks. où la Provence entière vient s'approvisionner, la plus haute étagère est consacrée aux crèches portatives, décors candides en carton peint, papier froissé, écorces de chêne-liège, aux perspectives maladroites et tourmentées, mais toujours caractérisés par un ravin où scintille un torrent en papier de chocolat, un puits, un moulin, une ferme, un village lointain. Paysages de Provence montagneuse, fleurant le myrte rigide, la mousse fraîche qu'on est allé détacher par plaques lourdes dans les sous-bois dont elles apportent ici l'humide odeur mélancolique.
Ces crèches attendent leurs occupants. Les voici un peu plus bas, rangés par attitude sur des gradins, en haut les grands, de la taille d'une statuette, en bas les plus petits, les "santons-puces", qui tiendraient à l'aise dans l'encadrement d'un timbre-poste.
Ici, c'est la douce féerie des couleurs, une richesse de kaléidoscope si fraîche à l'œil, une imagerie si joyeuse que d'un coup vous en avez l'âme comme lavée, et rendue à la légèreté enfantine. D'une baraque à l'autre cette fête pour le regard se répète, sans mièvrerie, sans caricature, sans fauté de goût, sans vulgarité ; saine, bonhomme partout, pleine de sève montée du fond des traditions les mieux enracinées, elle varie à peine ici ou là par la prédominance de la couleur préférée de l'artisan, par la suavité ou la chaleur générale des autres.
Je les retrouve tous, ces santons familiers, les plus classiques surtout, ceux qui sont entrés dans la vie de tout Provençal aux jours lointains de l'enfance et qui n'en sortent plus : le Ravi avec son fanal, son expression béate d'innocent de village, ses bras levés de stupéfaction, son bonnet de coton rosé sur l'oreille ; l'aveugle guêtré de gris, culotté d'orange, qu'un enfant couleur de capucine conduit par la main ; le tambourinaire en veste rouge ; le rémouleur aux couteaux argentés comme des sardines ; l'Arlésienne, le pêcheur, la paysanne sur son âne, le meunier, la femme qui porte un berceau sur sa tête ; et l'autre avec son fût de vin cuit ; et l'autre avec son panier de poules ; et misé Pébron, qui tient une morue sèche et misé Brun, au beau tablier de soie noire, et la poissonnière en coiffe aux bas violet évêque, et les corbeilles brillantes aux bras ; et tant d'autres qu'on appelle par leur nom comme les gens d'un village' qui se connaissent tous, sans oublier le maire avec son parapluie rouge, son écharpe tricolore et son fanal à huile pour "faïre lumé" dans le sentier.
Leurs costumes sont toujours les mêmes, conformes aux modes provençales du siècle passé. Il n'est que les couleurs qui changent, les couleurs empruntées à la nature provençale : bleu de la mer ou des lavandes, vert de l'amande ou de l'olive, rose des abricots, rouge des courges, du safran, des pastèques, des piments, jaune des cassis; et tout ce qui ne peut s'enfermer dans les mots.
Les gens circulent devant les baraques. Ils se penchent vers les cohortes bariolées et lilliputiennes, choisissent, d'un doigt prudent ces individualités délicates que les marchandes accortes mêlent à leur conversation comme des parents qu'on a toujours connus.
Le soir, sous les cheveux d'ange qui scintillent, entre les boites de peluche verts pour la mousse, de liège râpé pour faire la terre bistrée, les minuscules visages semblent brûlés de soleil, et les accoutrements enluminés sortis pour un bal champêtre, sous les lanternes vénitiennes du village. Rien ne dispose mieux à la jote simple, à la joie rustique, aux espoirs de jours favorables que cet art populaire, toujours vigoureux, symbole de renaissance annuelle manifestant la ténacité de cet instinct des formes et des couleurs que l'enfant porte en lui et qui reste la grâce des hommes simples. Rien ne dispose mieux à l'humble bonté que la présence muette et pimpante des santons. J'entends une fillette qui crie:
— Vè, madame Martini, y a'un chien qui rentre dans votre baraque.
— Eh ! laisse-le entrer vaï ! répond la mère des santons, il a froid, peuchère !
En vérité, je vous îe dis, les santons vous font le cœur pitoyable. Ce sont les petits dessins joyeusement charitables qui ornent l'immortel et pur poème de Noël.
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