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AVERTISSEMENT : cette histoire publiée en décembre 1894 est assez triste.
Minuit! au dehors le vent souffle avec rage. Les épais flocons de neige,fouettés par la bise, cinglent les vitres avec force. C’est la nuit de Noël.
Dans une mansarde, à un sixième étage, une femme veille et coud à la lueur vacillante et indécise d’une lampe à essence. Elle travaille avec acharnement; de temps à autre se lève, ouvre doucement la porte et écoute quelques instants dans l’escalier. Ses regards se portent aussi vers la cheminée dont le foyer est alimenté par une modeste bûche qui a dû être achetée péniblement. Mais c’est la nuit de Noël et elle a cédé aux instances du petit chérubin dont la misère et les privations ont affaibli le tempérament et qui dort là-bas dans son petit lit blanc. La traditionnelle bûche a donc été achetée, et, au feu qui pétille, le bébé a tout à l’heure réchauffé ses membres engourdis par le froid qui pénètre malgré tout dans la mansarde, et, sur les genoux de sa mère qui lui a raconté des histoires de Noël, celles qui restent pour toujours gravées dans notre mémoire, l’enfant s’est endormi.
Placé doucement dans son petit lit, il dort et sourit, rêvant aux anges, à Jésus auquel il a demandé un polichinelle en terminant sa prière !
Pauvre bébé ! comme sa mère le contemple avec amour! Les souliers sont remplis de bonbons et d’oranges, et le polichinelle rêvé accompagne les friandises. Avec ses maigres économies prises sur le nécessaire la mère va pouvoir satisfaire l’enfant.
Quelle joie au réveil! Quels rires de bonheur! Puis aussi que de questions ne posera-t-il pas le bambin? Il ne faudra pas se trahir.
Il a trois ans. C’est déjà très malin ces petits hommes-là. En y songeant, elle sourit tristement, car Pierre n’est pas encore rentré.
C'était jour de paye, et elle craint, la malheureuse délaissée, qus son mari ne rentre en état d’ivresse, ce qui lui arrive toutes les semaines. Les amis l’entraînent, pense-t-elle, il est si bon Pierre; quand il n’a pas bu!
Des pas résonnent dans l’escalier. Six étages! C’est difficile pour un ivrogne. Elle l’entend qui titube en proférant des injures. Mon Dieu! Comme elle sera triste la nuit de Noël ! Les voisins, ceux qui font réveillon, entendent Pierre. "C’est le locataire du sixième qui est ivre, disent-ils."
Il arrive enfin à sa porte. Jamais sa femme ne l’a vu en un pareil état. Il a dû tomber dans la neige : ses vêtements en sont recouverts. S’est-il battu aussi? L’œil est noir et tuméfié.
— Qu’est-ce que c’est, maintenant, s’écria l’ivrogne, pas encore couchée? Allons, puisque t’es debout, vite un demi-setier la bourgeoise, et qu’ça n’traîne pas, hein?
— Pierre, répond-elle doucement, n’en as-tu pas assez pris ce soir, et ne serait-il pas plus raisonnable de se coucher?
— Et de quoi? Des raisons, des chicanes? n’en faut plus d’ça, j’en ai assez moi. Me v’là! J’suis rentré, si tu veux disputer, j’décampe. Encore une fois, à boire, j’ai soif.
— Mais il n’y a pas de vin ici, tu le sais bien.
— Alors descends en chercher. J’en veux, entends-tu! Rien à boire dans c’te cambuse? On est riche pourtant ici ! Du bois dans la cheminée, d’quoi faire rôtir un bœuf, Et puis encore? Des saletés, des sucreries pour le môme! On ne se prive de rien. On pense plus au gosse qu’à son homme. C’est trop fort, ça par exemple ! Et lançant un coup de pied, les petits souliers, les oranges, et les bonbons volent à travers la chambre. Le polichinelle va frapper le mur, et, brisé, retombe.
— Oui, c’est comme ça... si ça t’plaît pas, c’est un malheur. J’ai soif ! Remue-toi ou j’cogne ce soir !
La pauvre femme reste sur sa chaise et pleure à chaudes larmes. Son ouvrage prend la même direction que les souliers et Jeanne reçoit deux soufflets. Le misérable s’excite à la vue de sa femme qui ne se défend pas et une scène de sauvagerie a lieu.
Traînant Jeanne au milieu de la chambre, il la prend par les cheveux et les coups de poing redoublent. La situation devient inquiétante. L’abruti prend son couteau et va en frapper sa femme.
A ce moment, un cri terrible part du berceau, l’ivrogne se détourne et aperçoit debout sur le lit l’enfant qui a assisté à l’horrible spectacle. Blanc comme la longue chemise de nuit qui l’epveloppe, le pauvre petit est là, sans mouvement, sans parole, sa pâleur, ses yeux caves indiquent une souffrance aiguë. Pierre et Jeanne se rapprochent de lui.
— Maman !... pauvre maman chérie... balbutia-t-il en pleurant, je le vois le petit Jésus... tiens là !...
Puis, avec un râle sourd, il tombe à la renverse sur son lit. Le bébé était mort! C’en était trop pour son petit cerveau, la frayeur l’avait tué. Jeanne se précipite. Pierre est là, devant eux, son ivresse est bien disparue cette fois, et à genoux, il implore son pardon. Jeanne se détourne à peine. Elle lui jette un regard haineux.
— Misérable assassin, dit-elle, oses-tu demander un pardon ! Va-t’en, monstre...
Elle tombe sans connaissance. En proie au désespoir le plus affreux, Pierre a une idée de suicide. La fenêtre est si près de lui. Eh! bien, non! il ne sera pas lâche. Prodiguant à Jeanne les soins nécessaires, il procède à la toilette du petit mort, ce pauvre petit être adoré, bien loin maintenant, avec les anges ses frères.
Le surlendemain, quelques parents, voisins et amis, pas ceux de débauche, mais les vrais, les sincères accompagnent le triste convoi au cimetière. Quelque fleurs, une simple couronne, sur le petit cercueil.
La navrante cérémonie achevée, les deux époux rentrent aux logis. Muets tous deux, devant le petit lit désormais vide, ils attendent la nuit, ne songeant même pas à prendre quelque nourriture. Sur une tablette, près du lit, Jeanne y a placé les souliers, les oranges et le polichinelle brisé. Le regard fixe du mari ne peut se détachër de ces objets, mis là, il le devine, avec intention.
La nuit se passe. Pierre se rend à l’atelier et est le premier au travail. Jeanne aussi, reprend ses occupations. Les jours, les semaines se suivent, ils ne se parlent pas. Le gain de Pierre est rapporté intact chaque semaine. Le dimanche, sans se dire un mot, ils achètent des fleurs et se dirigent vers le cimetière. Lugubre visite, hélas ! qu’ils prolongent souvent.
La vie est triste. Après quelques mois de deuil partagé, le mari essaie vainement d’obtenir son pardon. A la veillée, il a bien des fois le désir d’embrasser sa femme. Il s'approche d’elle et dit à voix basse :
— Jeanne, pardonne-moi, veux-tu ? dis ?...
La réponse est froide et négative. Cependant la vie ne peut continuer ainsi. Pierre a expié sa faute, et si elle ne veut pas le voir se détacher d’elle, ne doit elle pas maintenant remplir ses devoirs? Ils ont bien souffert tous deux.
Un soir, Pierre demande encore son pardon. Jeanne ne répond pas. Il a compris que son pardon est accordé. Un espoir a lui soudain dans l'esprit de la jeune femme.
Espoir réalisé! Ils ont donné à l’enfant mort, un frère. La ressemblance est frappante avec le petit disparu, et le chérubin fait revenir la joie dans la maison. Le père ne s’est plus enivré et l’aisance est dans le ménage.
Désormais, les nuits de Noël feront oublier celle qui fut si fatale. Le réveil du bébé sera attendu anxieusement par les deux époux, ils assisteront au bonheur de leur fils, car le petit Jésus aura été généreux !
Tous trois ils feront le pieux pèlerinage. Le petit ange parti aura une visite et le petit déposera lui-même quelques fleurs sur sa tombe.
Rh. Sined.
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