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Trop de déficit, plus de subventions, plus de tortillard. Le pittoresque n'est plus rentable.


Malgré ses vieux wagons qui avaient l'air de sortir d'un vieux film de Western, sa carcasse brinquebalante et rhumatisante, il faisait l'affaire de tous ceux qui le connaissaient. Les usagers regretteront la promenade familiale qu'il leur offrait, l'été à travers les champs. Il n'y avait qu'à tendre la main pour voler au passage quelques branches d'aubépine en fleurs. L'hiver, un vieux poêle à charbon comme chez soi, que tous les passagers avaient la mission d'entretenir, permettait de faire griller quelques marrons, ou faire des harengs, à la bonne franquette. Quelques-uns se souviennent encore de sa belle époque, où des coussins accueillaient les privilégiés qui pouvaient s'offrir des premières classes. Ces wagons de luxe ont succombé les premiers, il y a déjà quelques décades. Les fameux coussins furent désertés après une invasion de... puces.


Pour des raisons à la fois sentimentales et matérielles, le personnel qui s'occupait de notre sympathique vieillard n'est pas très content non plus. La disparition du trafic Fruges, Montreuil, Berck, et de quelques lignes des environs, de la Compagnie des Voies Ferrées d'Intérêt local, va entraîner le licenciement de 176 agents. Quelques-uns seront reclassés, tous recevront une indemnité, mais ce ne sera pas la même chose. On n'abandonne pas facilement des habitudes pendant dix-huit ans, les gestes que l'on a faits et refaits, les clients que l'on retrouvait chaque jour, les petits verres qu'on avait le temps de boire pendant une halte... On n'était pas à une minute près et personne n'y trouvait à redire. Beaucoup de ces employés ont d'autre part, atteint un âge où il n'est plus possible d'être embauché, et où l'on apprend difficilement un nouveau métier.


Parmi ces habitués, il y avait des enfants, des ouvriers, des employés à qui l'horaire actuel des lignes de cars ne convient pas encore parfaitement. Ils bénéficiaient de tarif réduit: dans le car ils paieront, s'ils le peuvent, place entière.


Le Tortillard est mort... Les autocars arriveront certainement, avec le temps, à être plus pratiques que le petit train, mais ils feront difficilement oublier sa sympathique et cahotante silhouette.

 

Le Pèlerin - 1955

 

 

 

 

 

 

Un article paru dans un quotidien régional de 1931 :

 

LE "TORTILLARD" D’ANVIN A CALAIS EST UN TRAIN FANTAISISTE DONT VOICI QUELQUES HISTOIRES

 

TORTILLARD ANVIN CALAIS

 

Notre siècle invente, clame-t-on à tous les échos. Il cherche, sans discontinuer, à découvrir des mers nouvelles, des mondes nouveaux et on convient, avec juste raison, que c’est grâce à la vapeur, grâce aux moyens de transport rapide, grâce à la fièvre du voyage, que la migration est sans cesse en progrès. Si on va maintenant de Paris à Londres en 6 heures, de Paris à Lille en 3 heures, de Lille à Metz en moins de 9 heures, il faut constater aussi qu’avec le tortillard, on met 9 heures pour aller d’Anvin à Calais et parcourir une distance de 100 kilomètres environ !

 

Il faut être dans l’obligation de se déplacer pour prendre le tortillard, nous disait récemment encore un cultivateur du Boulonnais, mais malgré ses incontestables défauts, nous l’aimons ce train… qui n’a rien de luxueux ni de confortable. Nous l’aimons parce que, malgré l’effort considérable et soutenu de sa locomotive qui, constamment, s’époumone et crache pour tirer le convoi, nous parvenons presque toujours au terme du voyage. Nous l’aimons parce qu’il nous faut fréquemment "pousser" pour faire avancer les guimbardes ; nous l’aimons parce qu’il arrive aussi qu’il faille voyager dans les wagons à bestiaux (le cas s’est présenté le 8 mai de cette année) ; nous l’aimons parce que les voyageurs, le personnel cheminots, le "Coucou", que certains appellent la "petite Sophie", forment là une famille dont les membres, sans hésiter, savent conjuguer leurs efforts – et ils le font d’une façon fraternelle, toujours avec le sourire – pour faire arriver le train au lieu et à l’heure fixée par les règlements.

 

Il est arrivé aussi une fois, poursuivit notre aimable campagnard, que la "Sophie", après une série de manœuvres sur des voies voisines, oublia de raccrocher le convoi qu’elle devait emmener. Nous étions tous en gare ; les voyageurs dans leur compartiment étroitement serrés les uns contre les autres, tenant leurs larges paniers sur les genoux, les bestiaux dans les wagons, le chef de gare sur le quai, le mécanicien sur sa machine, le conducteur à son poste, quand, au signal donné avec la solennité qu’exige le règlement, la locomotive et le fourgon seuls, prirent le départ. Que se passait-il donc ? Etait-ce une rupture d’attelage, comme il en arrivait quelquefois ? Nous descendîmes alors sur le quai, anxieux et mécontents même, car plus le temps passait, plus la "Sophie" filait. Enfin, un bon moment après, nous vîmes réapparaitre le "Coucou" qui, en se dandinant comme une petite fille, paraissait se f… de notre tête. Mais là encore, croyez-moi, c’est un cas extrêmement rare.

 

Regardez-le notre tortillard, comme il est beau. Vous voyez, ses wagons de 1ère classe sont sur boggies. Que voulez-vous de plus ? Ses voitures de 2ème classe sont moins confortables, mais c’est logique, n’est-ce pas ? Elles n’ont pas encore le chauffage central, mais l’hiver, quand il fait trop froid, la Compagnie y installe un petit poêle mignon, avec un tuyau de tôle qui sort de la toiture et un bac à charbon qu’on réapprovisionne… de temps en temps. De cette façon, le voyageur fait comme chez lui ; en cours de route, il tisonne et enfourne lui-même  le combustible. Quand il n’y en a plus, il redemande aux employés du train.

 

Si on arrive toujours à l’heure ? Oui, presque toujours ! Il ne va pas extrêmement vite notre tortillard. C’est entendu : il fait quelquefois dix kilomètres à l’heure – c’est tout de même mieux qu’un piéton – mais il fait aussi du 20, voire même du 25. Dans ce dernier cas, c’est qu’il est fort en retard et comme il cherche à "faire l’heure", le mécanicien prend chaque fois l’intelligente initiative de laisser en route les wagons de marchandises ! Ainsi allégé, le convoi… vole et son contenu, voyageurs et paniers s’entrechoquent sans trop de mal pour chacun… à la condition toutefois qu’il n’y ait pas d’œufs dans le transport.


Voici les histoires du tortillard d’Anvin à Calais, de ce train rustique et bruyant que les Frugeois admirent pourtant, dont ils sont fiers et à qui vont toutes leurs sympathies.


R. Lussiez

 

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Cette courte bande dessinée de Godard, publiée dans le journal Pilote en 1969, nous annonçait avant 1972 la suppression par la SNCF, de 10.000 km de lignes SNCF non rentables.

 

 

 

 

 

 

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