ACCUEIL | LA PRESSE | TINTIN | ENTRETIEN AVEC PIERRE ASSOULINE (1996) |
Propos recueillis par Jean Ammann et publiés en 1996 :
Il a passé trois ans de sa vie pour révéler la véritable personnalité d'Hergé, l'homme qui s'était toute sa vie caché derrière Tintin. Entretien avec Pierre Assouline, biographe critique.
On croyait le reconnaître au détour d'une vignette, comme les cinéphiles traquaient la silhouette d'Alfred Hitchcock qui s'enfuyait au rythme de 24 images par seconde. Longtemps, les adorateurs de Tintin ne surent rien d'Hergé, le père de Tintin. Il avait laissé tomber quelques rares paroles que Numa Sadoul avait recueillies dans ce qui était aussitôt devenu la bible du tintinologue. Il s'était laissé aller à quelques entretiens où il poussait le goût de la simplicité jusqu'à la provocation. Tintin, disait-il? "Un cercle pour la tête, un nez à peine ébauché, deux points à la place desyeux" (L'Echo Illustré Magazine du 11 avril 1996). Treize ans après sa mort, Hergé nous apparaît aujourd'hui dans toute sa complexité.
Pierre Assouline, directeur de la rédaction du magazine "Lire", biographe dans un passé récent de Georges Simenon, restitue Georges Rémi, alias Hergé. Et l'on s'aperçoit qu'il est plus facile d'être reporter au "Petit Vingtième" qu'acteur de ce vingtième siècle, petit parfois, tourmenté toujours; et l'on comprend que la ligne qui sépare le bien du mal n'est pas toujours si claire. Questions à Pierre Assouline, auteur de "Hergé" (éditions Plon).
- Pierre Assouline, êtes-vous un tintinophile ou un tintinolâtre?
- Ni l'un ni l'autre. Dans tintinolâtre, il y a un côté idolâtre que je refuse et je range sous le terme de tintinophile soit des incollables ("A la page 30, à la vignette numéro 28, le professeur Tournesol fait ça..."), soit des fétichistes. Je ne suis donc ni tintinolâtre, ni tintinophile, mais je suis amateur de Tintin.
- Vous avez publié une biographie de Simenon. Dans quelle mesure Simenon et Hergé sont-ils représentatifs d'une certaine Belgique?
- Ce n'est pas un hasard si j'ai traité d'Hergé après Simenon... Il y a beaucoup de points communs entre Hergé et Simenon. D'abord, ils sont de la même génération. Ils ont les mêmes origines sociales: la classe moyenne. Ils ont tous deux fait leurs humanités non pas à l'université mais dans un journal. Il ont grandi dans un milieu ultracatholique conservateur. Ça fait beaucoup de similitudes. Hergé est plus représentatif d'une certaine Belgique, par son enracinement: Hergé n'a jamais quitté Bruxelles. Il est mort là où il est né, contrairement à Simenon qui, à 19 ans, quitte la Belgique pour devenir cosmopolite. Hergé,c'est la Belgique faite homme. La question royale est fondamentale pour Hergé, elle est anodine pour Simenon.
- On trouve dans votre biographie un édito qui a paru en 1934 dans "Le Petit Vingtième" et qui est signé "Oncle Jo": "Des Isaac, Felsenberg et autres Lévy font fortune.(...) Ils empoisonnent le monde en s'attaquant à la jeunesse". Sait-on si ces lignes, antiaméricaines, antisémites, sont de là plume d'Hergé?
- Ils n'étaient que deux à signer les éditoriaux: Hergé et Jamin. Un jour l'un, un jour l'autre, j'ai posé la question à Jamin, il m'a répondu: "On ne peut pas connaître l'auteur." De toute façon, Hergé était rédacteur en chef au "Petit Vingtième", donc il assumait la responsabilité de la parution. On ne peut donc pas être sûr que cet éditorial est d'Hergé, mais on peut être sûr qu'il en était responsable. D'ailleurs, ces propos ne sont pas choquants dans la mesure où ils correspondent au reste du journal, "Le Vingtième Siècle". Ce qui est choquant, c'est de trouver ces lignes dans un journal pour les jeunes.
- Est-ce qu'au su de vos révélations, il faut désormais faire une lecture fascinante de Tintin?
- Fascinante, non. Prenez "Le Lotus bleu", c'est une apologie des droits de l'homme où Hergé milite pour la liberté d'un peuple. A l'inverse, "L'Etoile mystérieuse" reflète l'air du temps, qui est celui de la fin des années trente: l'apocalypse, la fin du monde, Blumenstein... Il y a un antisémitisme indéniable dans cet album.
- Peut-on parler d'antisémitisme quand la seule pièce au dossier de l' accusation est le nom du méchant, Blumenstein?
- Attention! Blumenstein est important parce que c'est le héros du livre. Il n'apparaît pas dans une vignette puis disparaît. Il y a dans ce livre un héros positif et un héros négatif: lui est le héros négatif. Il domine tout l'album! A part ça, il faut se rappeler que des vignettes ont sauté; celle où les Juifs se réjouissent de la fin du monde parce qu'ils auront l'occasion de faire des affaires... C'est important! Il faut bien voir que l'édition originale de "L'Etoile mystérieuse" est parue dans "Le Soir" au moment où le journal menait une campagne antisémite. Et six mois plus tard, comme par hasard, les Juifs étaient raflés à Bruxelles
.- Hergé s'est défendu: "Je ne vois pas pourquoi je n'aurais pas eu le droit de caricaturer les Juifs comme les autres?"
- Il a raison. On peut caricaturer les Juifs comme les autres, mais le faire en 1941, quand la Belgique est occupée par les nazis, que ceux-ci mettent ren oeuvre une politique d'extermination... Hergé connaissait les déportations, l'arrestation des Juifs, peut-être pas l'extermination puisque très peu de gens le savaient, mais le reste était de notoriété publique. Caricaturer les Juifs à l'heure où ils se cachent, on ne peut pas dire que ce soit un acte d'un courage exceptionnel. C'est même le contraire.
- Mais dans "Tintin", il y a un grand méchant, et c'est Rastapopoulos...
- Eh bien! s'il ne s'appelait pas Rastapopoulos, on pourrait douter de son origine. Personne n'aurait été choqué qu'un tel personnage, au profil si caractéristique, se soit appelé Blumenstein... Rastapopoulos est un nom à consonance levantine et ce nom sauve Hergé. A l'époque, quand Hergé crée Rastapopoulos, il y a beaucoup de producteurs de cinéma juifs exilés en Allemagne, avec des noms bizarres, qui fument le cigare.
- Autre reproche: Hergé est colonialiste. La preuve? Il a commis "Tintin au Congo". Mais en 1930, est-ce qu'un Belge peut-être autre chose que colonialiste?
- Je ne lui reproche pas d'être colonialiste dans la mesure où, effectivement, Tintin est le reflet de son temps. Hergé aurait pu envoyer Tintin dans d'autres directions, mais il faut comprendre que l'Afrique des colonies correspondait à ses idées et aux idées de son journal. Or "Tintin" paraissait dans un journal ultra-conservateur, pour ne pas dire d'extrême droite.
- Hergé colonialiste, Hergé collabo parce qu'il poursuivit son travail au sein du "Soir" contrôlé par les nazis... Peut-on excuser les erreurs d'Hergé en disant qu'elles furent celles de toute une nation?
- Vous savez, si Hergé était là, il ne dirait pas qu'il s'est trompé. Il se justifierait en disant qu'il fallait bien continuer à travailler, à gagner sa vie, que tout le monde a agi de même... Donc, je me demande s'il faut tenter de l'excuser. Hergé a cette phrase après la guerre: "Je ne m'excuse pas, je m'explique." De son point de vue, il ne s'est pas trompé. Fidèle à ses idées de jeunesse, il n'a pas évolué, il n'a rien appris, il n'a rien retenu. Et puis ses copains sont des gens qui pensent comme lui. Un des rares, Jacques Martin, lui dira: "J'ai vu des déportés en Allemagne, quelle horreur!" Il répondra: "Ce ne sont pas des Juifs, ce sont des prisonniers de droit commun." Quand on s'entoure de gens comme Raymond de Becker, on ne risque pas de devenir communiste.
- Avez-vous été déçu par le personnage d'Hergé que vous avez mis au jour?
- Non, parce que pour être déçu, il faut avoir placé ses espérances en quelqu'un. Moi, je n'attendais rien d'Hergé. Avec Hergé, comme pour tous les autres sujets de mes livres, je ne savais pas où j'allais lorsque j'ai commencé mes recherches. En fait, ce qui me pousse à enquêter, c'est le mystère qui entoure un personnage: je sens quelque chose de mystérieux et j'ai envie de creuser. Avec Hergé, je n'ai pas été déçu: son envie de fuir en Argentine après la guerre, ce soupçon de bâtardise princière du côté de ses aïeuls... Je ne tiens pas à déboulonner par principe toutes les statues, mais quand je me trouve face à un dieu, ce qui est le cas pour Hergé, je n'hésite pas à le rendre plus humain, avec tout ce que cela suppose de petitesse et de grandeur. Je n'aime pas l'hagiographie. Une biographie ne vaut la peine d'exister que si elle est critique. Toutes les vérités sont bonnes à dire, surtout sur quelqu'un que nous aimons.
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Continuons à aimer Tintin
La vérité est bonne à dire, mais elle est parfois cruelle. Celui qui a grandi avec Tintin, qui a vu en lui un frère parfait, un modèle inégalable, qui a compensé l' exiguïté de son quotidien par ses aventures infinies, qui s'est offert une vie de rêve dans un univers de papier, celui-ci ne sort pas indemne de la biographie de Pierre Assouline: il ne lira plus jamais Tintin comme avant. Ces 450 pages bien tassées ont tué l'ingénu qui sommeillait en chaque lecteur. Que pense un tintinophile émérite de ces révélations? Nous avons posé la question au dessinateur de presse Herrmann. "D'abord, Smolderen et Streckx avaient déjà publié un "portrait biographique" qui contenait déjà son lot de révélations. Nous savions donc qu'Hergé n'avait pas traversé la guerre de façon très glorieuse. Ensuite, tout ça est-ce bien surprenant? Hergé reflète l'attitude d'une certaine Belgique durant la guerre, mais de son côté, Tintin n'a jamais été un révolutionnaire: il fut plutôt catho, moral, il s'est attaqué aux agents du mal sans jamais s'en prendre aux causes. On aurait aimé qu'Hergé, après la guerre, se renie. Mais il a obéi à la logique de Tintin: il lui tombe quelque chose dessus et il réagit. Hergé, comme Tintin, est un acteur et non pas un idéologue. Il ne faut pas résumer Hergé à une lecture accusatrice de "L'Etoile mystérieuse". Dans "Le Sceptre d'Ottokar", le méchant s'appelle Müsstler et tout le monde peut y voir une contraction de Mussolini et Hitler. Hergé à sa manière, a condamné Hitler et l'Anschluss. L'œuvre sort-elle diminuée de la biographie de Pierre Assouline? Non, parce qu'il faut éviter d'expliquer l'œuvre par le créateur. Hergé était peut-être un type détestable, mais Céline était un type haïssable qui a écrit des choses superbes. Nous pouvons continuer à lire "L'Etoile mystérieuse" comme un conte merveilleux. Continuons à aimer Tintin, continuons à aimer Céline. Pierre Assouline nous démontre qu'un homme somme toute banal, Hergé, s'est sublimé dans une œuvre. Il y a pour tous les créateurs un espoir: la rédemption par l'œuvre, qui vaut dix fois mieux que le personnage."
L'Etoile mystérieuse
Le Sceptre d'Ottokar
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Tintin au Congo souvent critiquée pour sa vision raciste et colonialiste de l’Afrique
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