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Le capitaine Haddock ne traitera plus les Dupont de "bachibouzouks" et de "moules à gaufre". Les vocalises de la Castafiore n'écorcheront plus les oreilles des occupants du château de Moulinsart. Le professeur Tournesol a renoncé pour toujours à ses invraisemblables inventions. Tintin et Milou n'iront plus ni sur laLune, ni au Congo, ni aux pays des Soviets. Hergé est mort dans la nuit de jeudi* à vendredi à l'hôpital Saint-Luc, de Bruxelles, à 75 ans, des suites d'une leucémie.

 

Référence absolue de toute une génération de dessinateurs et de scénaristes de bandes dessinées - à laquelle il a donné ses lettres de noblesse - Hergé, de son vrai nom Georges Rémy, est né le 22 mai 1907 dans une famille bourgeoise du quartier, d'Etterbek, à Bruxelles. A 19 ans, en 1926, tout en poursuivant ses humanités, il publie, sous le nom d'Hergé, formé des initiales inversées de ses prénom et nom, sa première bande dessinée dans le magazine "Le boyscout belge". Son héros s'appelle "Totor" : il dirige l'intrépide patrouille des "hannetons". Hergé sait de quoi il parle, il est lui-même scout depuis l'âge de 11 ans. Puis, le 10 janvier 1929, dans le supplément hebdomadaire du grand quotidien catholique bruxellois "Le vingtième siècle", supplément dont Hergé est le rédacteur en chef, "Totor" devient grand reporter et prend alors le nom de Tintin. Vêtu d'inusables culottes de golfe, d'un chandail ras du cou, d'un col en celluloïd et d'une petite cravate redevenue depuis à la mode, Tintin est un jeune homme propret et sympathique, risque-tout et bien élevé. Un exemple à suivre qui fait rêver les enfants et rassure les parents : voilà une bande dessinée qui ne sent pas le soufre.

 

Mais s'il parcourt le vaste monde avec son seul chien Milou, (il n'a pas encore rencontré le professeur Tournesol, les Dupont, la Castafiore, le capitaine Haddock) du pays des Soviets au Congo en passant par l'Amérique, ce grand reporter n'écrit jamais une ligne. "Tintin est comme moi, qui rêvait d'être reporter, devait dire plus tard Hergé : il n'a jamais écrit un seul article". Après le Congo, Tintin et son fidèle Milou partent pour l'Egypte où ils se frottent à l'infâme trafiquant de drogue Rastapopulos dans les "Cigares du pharaon". Après un détour par l'Inde où il apprend à parler éléphant à la faveur d'un séjour chez un maharadjah de ses amis, Tintin part pour l'Extrême-Orient, en pleine effervescence puisque la guerre sino-japonaise fait rage. Il y rencontre un jeune Chinois Tchang, qui n'est pas un personna-ge de fiction mais un vieil ami d'Hergé, qu'il tire d'un mauvais pas et rend à l'affection de ses vieux parents. Il retrouvera Tchang plus tard, dans "Tintin auTibet" et le délivrera cette fois des griffes du Yeti. Tintin ira encore en Amérique latine dans l' "Oreille cassée" où il fera connaissance avec le général Alcazar et son ennemi juré, le général Tapioca. Puis, ce sera l'Ecosse avec "L'île noire" où il mate une redoutable bande de faussaires. Il y eut encore le "Sceptre d'Ottokar", puis vint la guerre. Pendant la guerre, Hergé continue - ce qui lui sera reproché par la suite - à écrire de nouvelles aventures de Tintin pour le journal "Le Soir", réquisitionné par les Allemands. Période riche cependant puisque naissent "Le Crabe aux pinces d'or" où le capitaine Haddock, qui ne se déplace jamais sans sa provision de whisky, fait sa première apparition, "L'étoile mystérieuse", "Le secretde la licorne", et le "Trésor de Rackam le Rouge" avec l'ineffable professeur Tournesol, sourd et éternellement distrait, et ses inventions délirantes. Son personnage est un portrait à peine caricaturé du physicien belgo-suisse, Auguste Piccard, qui était presque aussi distrait que le professeur Tournesol.

 

article publié dans un quotidien suisse en mars 1983

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* nuit du 3 au 4 mars 1983

 

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Hergé devant l'un de ses dessins tirés de l'album "Le Lotus Bleu". (photo AGIP)

 

 

 

Le nouvel album d'Hergé, qui devait paraître en 1985, ne sera pas publié, conformément à la volonté du créateur de Tintin décédé vendredi à Bruxelles, a déclaré Alain Baran,l'un des membres du Studio-Hergé. "Il nous disait souvent que nous étions de merveilleux collaborateurs, et techniquement parfois meilleurs que lui, mais il ajoutait : "Tintin, c'est moi". Nous respecterons évidemment cette volonté", a déclaré M. Baran.

 

Les dessins de la dernière aventure en chantier, qui devait entraîner le petit reporter dans le milieu de l'art d'avant-garde et l'opposer aux faussaires et trafiquants de peintures, ont été remis à sa femme. Le Studio-Hergé poursuivra toutefois son activité. "Nous travaillons pour l'instant aux freques, réunissant tous les personnages des albums, qui seront exposées en 1984 dans une station du métro bruxellois".

 

"Nous continuons également nos activités de publicité, nous veillerons aux rééditions, et aux traductions, et nous avons quelques projets qui nous tiennent à cœur", a déclaré Alain Baran.

 

article publié dans un quotidien suisse en mars 1983

 

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Tintin et le communisme

 

Une "tache" restera dans l'œuvre d'Hergé : Tintin au Pays des Soviets. "Un livresulfureux, chargé d'anticommunisme", écrit un de nos confrères romands. L'Agence France Presse avait donné le ton : "... la vision qu'il a de la Russie révolutionnaire reflète celle qu'en ont les classes moyennes de la société occidentale..."

 

Plus tard, c'est vrai, Hergé reniera un peu son premier album. C'est que son comportement n'a pas été des plus résistants pendant l'occupation de la Belgique. Cela lui a valu quelques désagréments mineurs au lendemain de la libération. Qu'il ait alors voulu prendre ses distances avec un engagement politique passé peut se comprendre. Ce qui se comprend moins, c'est l'attitude de certains commentateurs de 1983. En fait, on croit rêver... Pour l'historien Gérard Ory. le "violent anticommunisme du premier Tintin (...) est mis au compte des péchés de jeunesse." Pour tel présentateur d'un journal télévisé français, l'anticommunisme d'Hergé trouve un commencement d'explication dans la représentation,traditionnelle à l'époque, du Bolchevik : "L'homme au couteau entre les dents". Image grotesque s'il en fut, n'est-ce pas? Hum... Le "livre sulfureux" paraît en feuilleton entre le 10 janvier 1929 et le 11 mai 1930. Or, dans le Dictionnaire d'histoire universelle, de Michel Mourre, nous lisons sous Guépéou: "C'est à l'époque du premier plan quinquennal et de la liquidation des koulaks (I928-I932) qu'elle fit particulièrement régner la terreur..."

 

Ce que confirment, entre beaucoup d'autres, les ouvrages de Victor Serge, Destin d 'une Révolution, et de Victor Kravchenko, J 'ai choisi la liberté. Encore, les grandes purges et leurs 20 millions de morts sont-elles à venir. Tel est le contexte historique dans lequel fut conçu et dessiné Tintin au Pays des Soviets. Force est donc de se rendre à l'évidence : vingt-sept ans après le Rapport Krouchtchev. les crimes monstrueux du stalinisme ne comptent plus pour rien. Aux yeux d'une partie de l'intelligentsia progressiste, l'anticommunisme reste l'un des péchés majeurs contre l'esprit. La mort d'Hergé est venue nous rappeler que s'il est des partis communistes "occidentaux" mal déstalinisés, il en est de même de quelques cercles dits intellectuels.

 

article publié dans un quotidien suisse en mars 1983 - J.-C.CHOFFET

 

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