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Article de Martin Peltier publié en mai 1993 dans un quotidien suisse

 

LA PRESSE EN LAISSE

 

La presse française traverse une passe difficile. Fragile, on ne la respecte plus, et l'ensemble des pouvoirs ne tolère sa survie que sous haute surveillance.

 

Depuis l'origine, la liberté de la presse est en France une duperie politique. Sous l'Ancien Régime, placets, libelles et gazettes défendaient les intérêts de la coterie à laquelle ils appartenaient sous l’œil plus ou moins complice de la censure royale. Au XIXe siècle, singulièrement dans les dernières années de la Restauration, la liberté de la presse fut le principal moyen d'abattre l'absolutisme et le catholicisme ultramontain. On appelait libéral quiconque souhaitait alors confiner la religion à la seule sphère privée ou, en politique, rêvait, sur le modèle anglais, de détruire les anciennes solidarités institutionnelles et sociales jugées dignes des siècles d'obscurité. Mais, une fois au pouvoir, le libéral entendait jouir d'une presse aux ordres. On le vit bien avec Louis-Napoléon Bonaparte, prince-président. Et quand, dans les dernières annéesde son règne, pour contrebalancer sa politique extérieure, il évolua vers l'Empire libéral, la liberté qu'il accorda aux journaux resta très clairement orientée. En 1868, l'empereur suspendait la parution de "L'Univers", le journal de Louis Veuillot, coupable d'avoir reproduit in extenso une encyclique du pape Pie IX.

 

L'âge d'or

Sous la IIIe République, le foisonnement des partis, et la loi de 1881, engendrèrent une grande profusion de titres et semblèrent offrir un champ illimité aux opinions comme aux informations. De cet âge d'or, qui correspondit au sommet du parlementarisme, on retient un flot de scandales mis au jour, agrémenté de polémiques fort vives où les noms d'oiseau volaient à plaisir. A peine le président de la République était-il épargné. Encore Jules Grévy fut-il emporté avec son gendre dans le scandale des décorations, et l'on dauba beaucoup sur le décès du regretté président Faure dans un boudoir de l'Elysée. Faut-il parler pour cela de liberté ? Non, car celle-ci trouvait ses limites dans la censure, on le vit dans le scandale des fiches et le suicide de Gabriel Syveton, et surtout dans la vénalité de la presse. Avant la guerre de 1914, en effet, l'or russe, l'or allemand et la cavalerie de Saint-Georges firent tour à tour, via des plumes bien engraissées, des merveilles dans l'opinion française. On ajoutera que, si la République se montrait parfois bonne fille, elle savait aussi mettre à l'ombre les publicistes les plus tracassiers, à l'extrême gauche comme l'extrême droite, de Laurent Tailhade à Léon Daudet. On exceptera de cette courte réflexion les deux guerres mondiales et les périodes qui leur succédèrent immédiatement : censure, règlements de compte et bourrage de crâne forment le lot commun de ces époques troublées, où le devoir patriotique sert de paravent à toutes sortes de pratiques vieilles comme le monde. Marquée par la pénurie du papier, le lent déclin de l'électorat, les guerres coloniales et de nouveaux scandales, la IVe République mit au monde une presse de moins en moins triomphaliste, déchirée par la guerre civile larvée issue de l'épuration, mais peut-être assez libre, si l'on compare avec ce qui avait précédé et ce qui devait suivre. Car la Ve République s'est caractérisée par l'ascension irrésistible d'un audiovisuel tyrannique. Peu à peu, la presse lui a cédé tous ses prestiges, et notamment cette faculté de saisir l'instant pour occuper l'esprit public qui la faisait décrire par Chateaubriand comme "la parole à l'état de foudre". Aujourd'hui, elle arrive après l'événement, comme les carabiniers d'Offenbach : et, les Français se trouvant obnubilés par l'image, elle ne leur offre pas les éléments de réflexion qui pourraient justifier son existence. Ses ventes baissent. Ses notes de frais aussi, elle s'exile en banlieue. Elle tient lieu au mieux de supplétif, de faire-valoir ou de poisson-pilote aux grandes émissions. Elle n'est plus une puissance. On ne la respecte plus, on l'utilise à peine. Inutile au gouvernement des masses, elle sert même de repaire à un restant d'esprit critique. L'ensemble des pouvoirs ne tolère donc sa survie que sous haute surveillance.

 

Les verrous

Dans le dispositif de contrôle, le Syndicat du Livre CGT forme un verrou déterminant. En pesant gravement sur les coûts de production et de distribution, il élève fortement le seuil de rentabilité des entreprises de presse, interdit l'équilibre financier à beaucoup de quotidiens, et met les survivants dans la main de la publicité. Quand on connaît le poids de certaines grandes agences, leurs liens avec le pouvoir, on mesure la marge de manœuvre laissée aux journaux. Boutés hors des "plans médias" qui définissent les campagnes, donc les recettes publicitaires, on peut les tuer par simple inadvertance, ou, s'ils déplaisent vraiment, les étouffer sciemment. Charles X n'était qu'un gamin avec ses ordonnances. Sous Mitterrand 1er, la presse étant "plus libre que jamais", les journaux se trouvent automatiquement muselés par le système dont ils vivent. Et l'on notera qu'à part quelques don Quichotte, ou encore certains organes réputés extrémistes, nul ne se rebelle. On notera aussi que, depuis quarante ans, ni la gauche, chantre de la liberté, ni la droite, apôtre du libéralisme, n'ont démantelé ce combinat de contraintes syndicales et financières. Admirable exemple du consensus de l'hypocrisie ! C'est que le gouvernement, les groupes de pression, les puissances d'argent sont ravis de tenir ainsi la presse en laisse. C'est un moyen d'éviter certains sujets tabous. C'est l'occasion de jouer un subtil jeu de balance, de limiter les débordements éventuels de l'audiovisuel et de s'adresser, d'un clan à l'autre, des messages codés. Quant aux journaux, ils s'accrochent aux ballons d'oxygène qu'on leur lance, ils s'accommodent, ils se réjouissent, le cas échéant, des scoops calculés qu'on leur abandonne. Ils survivent. Quand on n'est plus un pouvoir, on devient vite esclave.

 

 

 

 

 

 

 

 

 Quand les publicistes défendaient leurs idées à la pointe de l'épée: ici un des nombreux duels de Charles Maurras au début du XXe siècle.

 

 

 

 

 

 

 

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