ACCUEIL | LE NORD ET UN PEU DE BELGIQUE | LA TRAGIQUE AVENTURE DE TITISSE

 

 

 

 

 

 

 

Avant-propos : L'histoire de "Titisse", cultivateur à Tourmignies (en Pévèle, Nord de la France) nous donne un apperçu de la vie "dure" de la campagne au début du XX° siècle. On retrouve également la façon dont été traitées les affaires criminelles ainsi que la vie au bagne. La publication de cette histoire s'étala sur 10 numéros en 1937.

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Le 28 août 1903, un braconnier tua un garde-chasse dans le bois du Roseau à Avelin… Jean-Baptiste Lebrun, cultivateur à Tourmignies fut arrêté, puis condamné à sept ans de bagne… En 1937, le vieil homme, revenu au village depuis 1910, a consenti à révéler la vérité à A. Laporte, collaborateur d’un quotidien régional, qui va faire le dramatique récit de l'histoire d'un crime qui a gardé tout son mystère.

 

 

I - LA TRAGIQUE AVENTURE DE TITISSE

 

Je suis allé à Tourmignies une dizaine de fois. J’ai eu l'occasion de bavarder avec des fermiers, des maraichers, les rares commerçants de l'endroit et quelques braconniers. On braconne dans la Pévèle comme on fraude dans certains villages frontières.

Jamais personne ne m’a parlé de la famille Lebrun et à plus forte raisond'un crime très ancien. Un crime dont le développement aurait été mystérieux et le dénouement scandaleux… J’ ai appris par la suite que le village semblait avoir un peu honte de remonter à trente-cinq années en arrière pour exhumer une sombre histoire dont personne n’était très fier.

L'ignorance où on laisse les étrangers dans ce bourg minuscule, incline à penser que Tourmignies était, comme les gens heureux, sinon sans histoire du moins sans histoires. On se trompait... Voilà tout !


Les petits villages de la Pévèle ont leur secrète poésie. Ils gagnent à être connus. On aime alors leur quiétude permanente, la philosophie sereine des habitants. Ils se cachent entre deux forêts ou derrière un rideau de peupliers hauts comme des clochers. On y entend la nuit - et même le jour - les coups de feu des braconniers qui tirent, à la dérobée, un lièvre traqué. L'écho emplit les vallons comme si chaque coup de fusil était une pétarade et dans les maisons proches, les chiens donnent de la gueule. L'air sent la feuille mouillée, la mousse abondante, le champignon odorant, la terre inlassablement remuée et l'arbre mort. Tout le monde se connaît, inexorablement. Les petites affaires de chacun y sont soigneusement recueillies. On en parle dans les petits estaminets obscurs et aux plafonds bas. On n'y met pas la malice et le fiel que laissent, comme une traînée visqueuse, les cancans de la ville. L'hiver, les façades décrépites, tant bien mal contenues par des croisillons de poutres noires, s'émiettent tranquillement dans les rafales de pluie et les vastes courants d'air.

LE VILLAGE DE TOURMIGNIES (NORD)

 

En 1304, une erreur judicaire déjà !

Tourmignies est le prototype de ces villages calmes des plaines fertiles de la Pévèle. Il a établi ses assises depuis des siècles à l’endroit où la Marque n’est encore – près de sa source – qu’un mince filet d’eau. Il est riche d’un glorieux passé historique, tumultueux aussi. C’est ainsi qu’après bien des atermoiements, Philippe le Bel se décida, en 1304, à livrer bataille aux terribles Flamands, le village de Tourmignies assista à l'affaire célèbre que l’Histoire a consacrée sous le nom de Bataille de Mons-en-Pévèle.

On suppose que c’est là que mourut Guillaume de Juliers. On sait – ou on ne sait pas – qu’on ne retrouvas pas son corps. On a pensé qu’il avait été enlevé diaboliquement par la magie. Un pauvre diable fut même arrêté a Bruxelles sous cette stupide accusation. Déjà une erreur Judiciaire...

 

Une étrange découverte
On raconte tout cela parce qu'un cultivateur de Tourmignles fit un Jour une étrange découverte, dans un champ, au-delà de la Marque, à gauche du chemin qui va du Pont Torgeois au moulin de Tourmignies. Il déterra, il y a quelques années, plusieurs fragments de tuiles sépulcrales dont l'une paraissait être, à première vue, en terre cuite blanche. Les savants qui examinèrent la pièce avec attention remarquèrent que cette tuile blanchâtre était due à la décomposition de matières animales. On aperçut l'empreinte d'un tissu très fin de suaire. On n'hésita pas à supposer qu'après la bataille, le corps de Guillaume de Juliers avait été enterré en ce lieu.

On excusera cette digression historique, mais un véritable roman-reportage vécu doit comporter un climat, une atmosphère dramatique. Il ne faut rien négliger. Au surplus, ce point d'histoire méritait bien, en passant, d'être noté, ne fut-ce que pour l'édification des uns, la curiosité des autres et 1'étonnement de certains. Tout aura été dit sur le passé de Tourmignies lorsqu'il aura été indiqué qu'il existe à la Mairie, un Widereome.
Widereome signifie Revenez-y. C'est un verre de belle taille contenant trois demi-setiers. soit 78 cl. Jadis, un buveur emérite devait avaler d'un seul trait le widercome communal. Ce vase date de 1620... Il reste à noter les curieuses inscriptions de l’église de Tourmignies etla vieille ferme de Lassus qui date du XVI° siècle.

 

Mais le crime d'Avelin?

Ces détails historiques, on les trouve facilement dans les tablettes de l’Histoire. Mais nous sommes loin du crime d'Avelin, du coup de fusil tiré dans la nuit du 38 Août 1903 dans le bois du Roseau, de la découverte du cadavre du garde-chasse, de l'arrestation de Titlsse et de son douloureux calvaire.
Et ça, eh bien, c'est une sombre histoire...

 

LA BATAILLE DE MONS EN PEVELE - 1304

 

 

II - LA LEGENDE ET LA VERITE

 

C'en tout à fait par hasard qu'un ami — M. François Bernard, entrepreneur à Lille - me parla de l'affaire de Tourmignies. M Bernard est le fils de l'ancien maire de Mons-en-Pévèle. Il connaît très bien toute la région, tout le monde le connaît et il connaît tout le monde. Et il me raconta une histoire qui n’était pas rigoureusement exacte. A plusieurs années de distance l'imagination des gens qui rapportent les vieux récits y ajoute des détails et même des faits nouveaux. D'autre part, les défaillances de la mémoire des narrateurs intermédiaires en retranchent d'essentielles précisions. Il s'ensuit qu'une légende se crée qui est très loin de la vérité.

 

A la recherche de la vérité
L'histoire qui me fut primitivement racontée, c'était la légende. Elle était trop belle pour être vraie. Je ne regrette pas d'y avoir prêté une oreille attentive. La vérité était aussi belle. M. Bernard avait commencé son histoire comme ceci : Cela se passait avant-guerre sept ou huit ans avant 1914... J'ai noté le détail et je me suis mis en devoir de consulter fébrilement les collections de notre Journal : rien !
Il n'était que d'aller à Tourmignies pour obtenir l'indispensable précision. La visite devait être fructueuse.

 

L'estaminet de l'Attargette
Les villageois ne sont pas communicatifs Ils tiennent les étrangers à bonne distance. Pour gagner leur confiance, il faut être introduit dans leur milieu par un ami à eux. C'est encore M. Bernard qui me servit de cicerone le jour où mon enquête commença. C'était à la Chandeleur. Notre premier soin fut d'entrer a l'estaminet de l'Attargette. Ils étaient quatre hommes, quatre solides gaillards qui échangeaient, après sur l'épaule, le type du personnage d'un roman de Georges Ohnet : un vieillard encore très alerte et au verbe haut : un rude bûcheron et le patron de l'estaminet, un coqueleux impénitent. On vida quelques chopes, on admira les coqs du patron - le bleu, le noir, le gris - et on parla de la famille Lebrun.


Le souvenir de l’affaire
Sans qu'on osât risquer la moindre allusion sur l'affaire, on sentait que le lointain souvenir du crime du bois du Roseau et de l'injuste verdict créait déjà une gêne dans l'esprit de ces hommes. On louvoya autour de ce sujet scabreux et c'est finalement au garde-chasse que Je posais la question qui me brûlait les lèvres :

— A quelle date exactement eut lieu le meurtre ?
L'homme déplaça la bretelle de son fusil, et sans hésiter, répondit :
— C'était en 1903. Je m'étais cassé la jambe cette année-là et lorsque le malheur arriva J'étais couché sur mon lit...
Dès lors, la conversation qui s'était emparée de cet intéressant sujet, ne le quitta plus. Les avis étaient très partagés sur les circonstances du drame. Je laissai dire mais Je comprenais que je pourrais ainsi indéfiniment, mais vainement interroger une centaine de personnes du pays pour recueillir une vingtaine - peut-être plus - de versions différentes. J'y renonçai, préférant m'adresser à la famille.

 

Autour de la table ronde
Nous trouvâmes le propre frère du héros du drame, dan» un autre estaminet, tout aussi accueillant, et qui est tenu par M. Jean Héreng, beau-fils de Maurice Lebrun, lequel était l'homme que nous cherchions. Ils étaient sept hommes avec lui autour d'une table ronde, dans la vaste arrière-salle, propre comme un sou neuf et trop basse de plafond. Ils parlaient le curieux patois de la Pévèle où les mots sont escamotés, déformés et prononcés entre les dents à telle enseigne qu'ils sont très difficilement intelligibles. La T S F dans un coin, la cage où s'ébattaient deux jolies perruches et la conversation animée de tout le monde faisaient un bruit de tous les diables, iI nous fallut attendre que M. Maurice Lebrun demeurât seul dans l'estaminet pou lui parler de l'affaire de son frère. Apres quelques parlottes nous nous mimes en route en direction de la ferme de Titisse.


Chez Titisse

La nuit était tombée depuis longtemps. Nous entrâmes dans la cense sans façons. Le vieux père Titisse était assis avec sa femme et sa jeune fille devant la table de famille où fumait la bonne soupe chaude. Titisse Lebrun est maintenant un vieillard. Un certain nombre d'années de sa dure existence semblent avoir compté triple ainsi que l’ attestent les rides profondes de son visage parcheminé, ses cheveux blancs, sa moustache grisâtre : il se tient plié en deux. L’âge et la peine pèsent lourdement sur ses épaules voûtées et la douleur chronique qui lui devore le foie le fait s'affaisser davantage. Il n’est pas loquace. Il ne rit pas : Il économise les efforts qu'il doit faire pour se mouvoir. Mais son regard est doux et il faut de l’imagination pour voir en cet homme un ancien bagnard. Sa brave femme est le type de ia bonne mémère qui parle net, pense à tout, s'occupe de tout, veille à tout. la jeune fille est comme une de ces plantes fraîches et vivaces et d'une beauté simple et sans fard comme on n’en rencontre qu'à la campagne.


Les crêpes de la Chandeleur

 

Mis en confiance par la présence de l’ ami Bernard et de Maurice, le père Titisse sortit assez vite de sa torpeur pour s’intéresser - oh sans vivacité et sans le moindre enthousiasme - au but de notre visite. Encore que monosyllabiques, ses réponses furent toutes affirmatives. On n'en demandait pas tant !... L'heure était trop avancée pour aborder la question à fond. Rendez-vous pris pour un jour prochain, nous quittâmes ces braves gens. Avant, de quitter, nous fîmes halte dans une maison amie. La ménagère faisait sauter dans la poêle des crêpes odorantes et dorées. Les bonnes traditions du passé sont encore intactes à la campagne...

 

L'ESTAMINET DE L'ATTARGETTE - LE PERE "TITISSE" LEBRUN DEVANT SA FERME

 

III - LA CENSE DES COUTURES AU PAVE DES TILLEULS

 

Avant de retourner à Tourmignies, la collection de notre Journal me permit d'avoir, par avance, de bons éléments d'information. A la date du 31 Août 1903, je trouvai la relation du meurtre. Titre : Un braconnier assassin à Avelin. A cette époque, les moyens de communication n'étaient pas rapides, car le crime avait été commis le 28 Août 1903. Le rédacteur y avait consacré une demi- colonne. Le récit est un modèle de concision. A la date du 5 septembre, je trouvai, sous le titre Garde-Chasse tué à Avelin, une information de vingt lignes relative au travail de l'instruction.


La stupeur d'un chroniqueur judiciaire
Enfin, à la date du 14 Novembre de la même année - l'affaire avait été menée rondement, comme on le voit - c'était le compte rendu des débats de la Cour d'Assises de Douai, un compte rendu .succinct qui se terminait par ces lignes : "Il est sept heures moins le quart lorsque prend fin la plaidoirie. Me A. Dhooghe y a déployé son éloquence coutumière. A sept heures juste, le Jury rapporte un verdict... ô stupeur !.. affirmatif. En conséquence la Cour condamne Lebrun à sept ans de travaux forcés et à dix ans d'interdiction de séjour." Retenons, pour mémoire, la surprise spontanément exprimée par le chroniqueur judiciaire d'alors.


Un interrogatoire

Et me voici à la Cense des Coutures ». Lorsque vous tournez l'église qu'entoure le petit cimetière, le Pavé des Quatre Tilleuls vous conduit au Grand Attiches et jusqu'à Merignies. Mais tout de suite, à une centaine de mètres du carrefour, la Cense des Coutures ouvre son grand portail devant vous. En grattant une pierre on découvre la date de la construction de cette vieille ferme : 1772. Un bon travail de maçonnerie pour le hangar et la maison d'habitation qui ont encore bonne mine. Mais, perpendiculairement, un deuxième hangar menace ruine. Le père Titisse attendait cette visite. Il a fait un bon feu dans la salle à manger aux murs blancs où s'accumulent les photographies et où il se dispose à bavarder longuement avec moi. La jeune fille est partie pour toute la journée à son travail. La mère s'empresse autour de la voiture d'enfant où piaille le dernier-né d'une de ses filles.

Nous nous Installons face à face. Sur la table, la mère a posé un pot de bière, des verres. Titisse bourre sa pipe, il fumera tranquillement pendant des heures. Moi, Je viderai un paquet de cigarettes. Titisse n'a pas l'habitude des récits. Il ne sait pas par quel bout commencer, dit-il. Il me faut le questionner sans cesse pour obtenir tous les renseignements que j'ignore et toutes les précisions indispensables. Je le fais, inlassablement, sans pitié. Commencé à 9 heures du matin, cet interrogatoire s'est prolongé Jusqu'au milieu de l'après-midi.


Les épisodes d'un drame
J'ai revécu le drame du 28 août, drame en plusieurs épisodes, si l'on peut ainsi dire : le meurtre, l'arrestation, l'instruction, la Cour d'Assises, les sept ans de bagne, la faveur spéciale dont a bénéficié Titisse qui, réclamé par toute la population de Tourmignies et du canton, a pu rentrer dans son village natal, en 1910 et y vivre en sympathie avec la majeure partie des habitants de la contrée l'estiment et le plaignent. Il a été - comme dirait le percepteur - exonéré des dix années d'interdiction de séjour que les jurés du Nord avaient ajoutées à la terrible peine Infligée en Novembre 1903.
Et, mon bloc rempli de notes, voici le dramatique récit de la tragique aventure de Titisse Lebrun, cultivateur à Tourmignies, qui a expié, pour un autre, un crime qu'il n'avait pas commis.

 

LA CENSE DES COUTURES AU PAVE DES TILLEULS - JOURNAL DU 31 AOUT 1903

 

TITISSE LEBRUN DEVANT LE POELE FLAMAND, DANS LA CUISINE DE LA FERME

 

 

IV - UN BRACONNIER IMPENITENT

 

Jean-Baptiste Lebrun a été surnommé Titisse dès son plus jeune âge. C'est un nom jeté comme on dit dans le pays... Titisse est né le 18 Avril 1871, à la ferme des Coutures, à Tourmignies. Il est l'ainé de huit enfants qui sont maintenant éparpillés dans la région de la Pévèle, soit à Thumeries, soit à Pont-à-Marcq, soit à Thumeries. La mère est morte en 1895. Les fils et les filles se sont mariés les uns après les autres et ont eu beaucoup d'enfants. Mais Titisse n'avait que deux amours : les vergers et le braconnage. Il ne s'est soucié de prendre femme que beaucoup plus tard, c'est-à-dire après les dures épreuves qu'il va traverser à partir de l'année 1903.


Un courageux maraîcher

Derrière la ferme s'étend un joli verger qui est toute la fortune des Lebrun. Dès l'âge de douze ans, Titisse commença l'apprentissage de son métier de maraicher. Toute la Journée, il travaillait la terre, bêchait, semait, plantait, arrachait les mauvaises herbes, récoltait, taillait les arbres... un travail permanent qui ne laisse que très peu de loisirs. Devenu un peu plus grand, il chargeait tous les soirs la charrette des produits du verger et tous les matins, avant l'aube, il était debout, attelait le cheval au chariot et il s'en allait conduire son chargement aux Halles de Lille, où il vendait tant bien que mal les légumes de la ferme. Il rentrait vers midi, dételait le cheval, se mettait à table, retournait au verger où il œuvrait encore quelques heures, puis, la journée finie, il décrochait son fusil de chasse et il s'en allait faire un tour dans les bois d’Avelin.

 

J'avais le braconnage dans le sang

Il était braconnier comme on est fumeur, comme on est joueur, comme on est fraudeur. J'avais ça dans le sang, dit-il. Personne dans le village ne songeait à le lui reprocher. Le braconnage est, à Tourmignies, une manière de seconde industrie. Si, dans le petit bourg, celui qui n'a jamais braconné devait lui jeter la première pierre, Titisse ne risquait pas d'être lapidé. On braconne toujours autant... Titisse améliorait son ordinaire avec quelque garenne, des lièvres, des perdrix. Quand la chasse avait été trop belle, il cachait un lièvre ou deux dans les poireaux qu'il allait vendre à la ville et il cédait ce gibier pour un bon prix. Ça me faisait un peu d'argent de poche. Ce n'est pas tant pour le profit qu'il était braconnier, c'était par atavisme et par plaisir. Les pêcheurs ont plus de véritable joie à voir un beau poisson au bout de leur ligne, que dans leur assiette ou au bout de leur fourchette.

 

Pas vu, pas pris

Le braconnage a des inconvénients. Mais c'est beaucoup plus beau lorsque c'est difficile, prétendent les braconniers impénitents de l'espèce à Titisse. Ces inconvénients se présentent sous la forme de gardes-chasse armés d'un fusil et nantis du pouvoir de dresser procès-verbal. Mais il faut qu'il y ait flagrant délit. Il faut prendre le braconnier en train de tirer ou de placer des collets, ou bien en train de ramasser la bête qui vient d'être tuée. Ce n'est pas une petite affaire ! Garde-chasse et braconnier jouent au plus malin et le plus malin des deux n'est pas celui qu'on pense. Pas vu, pas pris ». refrain éternel corde souvent pincée par le braconnier invétéré.


Une sale histoire

Pourtant un matin, Titisse eut ce qu'il convient d'appeler une sale histoire avec un garde-chasse un peu vif. C'était en 1898, par un clair matin de Juin. Il pouvait être cinq heures. Titisse revenait de satisfaire son péché mignon, et sa giberne était lourde. Sur le pavé des Quatre Tilleuls, à deux cents mètres environ de la ferme familiale, il rencontra le garde-chasse François Fontenier, qui était chargé de surveiller les propriétés d'un gros fermier de Bersée. Ce garde habitait non loin de la ferme de Lassus, mais sur le territoire d’Attiches. Titisse craignait cette rencontre. Il connaissait le terrible garde : il savait que celui-ci gardait la rancœur d'avoir vainement pourchassé le braconnier Titisse durant des semaines et des mois sans jamais avoir pu le prendre. Titisse ne put éviter de le saluer en passant. Mais le garde interpella Titisse.
- Combien de lapins portes-tu dans ta musette ?
- Ça ne te regarde pas !
Commencée de la sorte, la conversation devait mal finir. Les hommes en vinrent aux noms d’oiseaux puis ils s'empoignèrent et le garde roula par terre. Titisse se releva prestement et fila, mais M. Fontenier se releva non moins prestement, mit le braconnier en joue et tira. Titisse reçut toute la décharge de plomb dans la partie la plus charnue de son individu. Il hurla de douleur, se traîna Jusqu'à la ferme et se coucha. Il ne quitta la chambre que pour répondre à une assignation du garde tenace qui le fit condamner à un mois de prison avec sursis par le Tribunal Correctionnel de Lille.
Cette sale histoire devait encore se retourner contre Titisse cinq ans après.

TITISSE RENCONTRA LE GARDE-CHASSE FONTENIER NON LOIN DE LA FERME DE LASSUS (A GAUCHE SUR LA PHOTO)

 

 

V - LE CRIME DU BOIS DU ROSEAU

 

La journée du 28 août avait été chaude et lourde d’orage. C'était en 1903.  Vers sept heures du soir Titisse et le père Lebrun chargeaient, comme ils le faisaient tous les soirs, les légumes destinés au marché des halles lilloises, sur le charriot. Le père Lebrun avait à cette époque 54 ans ; une hernie étranglée l'avait depuis longtemps rendu inapte aux travaux des champs et son plus précieux auxiliaire était son ainé Titisse. Ce travail terminé, les deux hommes se mirent à table vers huit heures et Titisse se coucha de bonne heure car il avait décidé de partir à la ville vers dix heures, en pleine nuit, pour être prêt à vendre sa salade dès l'ouverture très matinale du marché de Lille.


En route vers les Halles lilloises 

Il dormit deux heures. Vers dix heures, il attela son cheval à la charrette, et hue cocotte ! L'attelage se mit en route. Tandis qu'il cheminait vers la cité lilloise, il ne se doutait pas qu’un drame se jouait aux alentours du village de Tourmignies, drame dont il allait être la vedette. A l'heure où le père et le fils Lebrun étalent occupés à charger le charreton, le petit bois dit du Roseau situé sur le territoire d'Avelin était le théâtre d'un crime, pour employer l’expression du confrère qui relata l'affaire à cette époque.


M. François Decottignies, garde-chasse

Le bois du Roseau est entouré d'eau. A la place de ce bosquet il y a dû y avoir jadis un château fort. On le rencontre à quelques mètres de la route d'Avelin, à un kilomètre de Tourmignies. On suit un mauvais petit sentier et on est arrêté par un fossé d'eau. Le pont est de l'autre côté. Ce bois était loué à M Duriez, filateur à Seclin, qui s'était réservé les droits de chasse. Pour surveiller la propriété, M Duriez avait pris comme garde-chasse, un vieillard de 75 ans. M. François Decottignies. Le père Decottignies, malgré son grand âge, travaillait entretemps dans les champs. Le 25 août 1903, deux Jours avant le drame, il était entré au service de M. Houzé, cultivateur au hameau du Roseau et dont la ferme est proche du bois bois.

Deux coups de fusil à bout portant

Ce soir-là, le garde Decottignies était assis à table pour le repas du soir. II était environ sept heures. Soudain il entendit, venant du bois du Roseau un coup de feu que l'écho répercuta dans toute la campagne. Brusquement il se leva de table et se dirigea à grandes enjambées vers le fameux bois. Au bout de quelques minutes de recherches à travers les taillis, il trouva un lièvre mortellement frappé. Or, au moment où il se baissait pour le ramasser, deux coups de feu retentirent presque simultanément et Decottignies s'abattit sur le sol. Il avait été atteint à la cuisse droite et aux reins. En tombant le blessé avait encore eu la force d'appeler au secours.

 

Les recherches
Des personnes passant près du bois et qui avaient entendu les coups de feu, perçurent également les cris du blessé, mais effrayées, elles n'avaient pas osé entrer dans le bois.

Elles coururent cependant en toute hâte au hameau chercher du secours. Chemin faisant, elles rencontrèrent M Hoelteram, maître d'hôtel à Paris, gendre du garde et qui passait ses vacances à la campagne.
M. Hoelteram étonné de ne pas voir rentrer son beau-père et un peu Inquiet, partait à sa recherche. Il entra dans le bois avec les passants qui avaient alerté le hameau, mais leurs I recherches demeurèrent vaines. Alors le beau-fils revint à la maison en courant, détacha le chien du vieux garde et se fit accompagner par plusieurs personnes pour poursuivre, coûte que coûte cette battue improvisée. Ce n'est que vers huit heures et demie que le chien - il s'appelait Arthur - aboya au milieu d'un taillis. On accourut et c'est là qu'on découvrit le pauvre garde étendu sur le sol et ne donnant presque plus signe de vie.


C'est Lebrun qui m'a tué
Le premier soin du beau-fils de la victime fut de demander au blessé le nom du meurtrier :
- C’est Lebrun qui m’a tué, prononça le garde.
Puis il s’évanouit et son corps fut transporté au hameau de la Treupe, dans la ferme de M. Houzé. Il rendit le dernier soupir vers dix heures, le même soir, dans d’atroces souffrances et sans avoir pu parler davantage. Les gendarmes de Pont-à-Marcq, prévenus sur le champ, commencèrent l’enquête en pleine nuit. C’est le maréchal des logis Molinel qui dirigea les opérations. La Brigade Mobile n’existait pas à cette époque. C’est bien dommage !...

 

LE PETIT BOIS DU ROSEAU ENTOURE D'EAU

 

 

VI - L'ARRESTATION SANS ENQUETE

 

A vrai dire, il n'y eut pas d'enquête. "C'est Lebrun qui m'a tué" avait accusé le blessé expirant. Lebrun ? Ce ne pouvait être que Titisse. L'Idée n'est pas venue au gendarme Molinel que, s'il s'était agi du fils aîné des Lebrun de la ferme des Coutures, le garde mortellement blessé aurait dit : Titisse, car jamais personne au village comme dans les bourgs environnants ne l'avait appelé autrement que par son "nom jeté". Il y avait encore une raison pour que M. Decottignies ait prononcé le nom de Lebrun, c'est qu'il y avait trois familles Lebrun à Tourmignies à cette époque-là dont les chefs n'avaient aucun degré de parenté entre eux. Cela faisait un nombre assez important de Lebrun, une quarantaine en tout cas.

 

Dès lors pourquoi soupçonna-t-on immédiatement Titisse ? Pourquoi le gendarme Moiinel y crut-il, tout de suite, dur comme fer ? Tout simplement à cause de l'incident du pavé des quatre tilleuls, de la sale histoire que Titisse eut avec le garde Fonterier en juin 1898 et qui valut à Titisse une décharge de plombs au derrière et un mois de prison par dessus le marché. Quand je vous le disais que c'était une sale histoire. Il y aurait eu une enquête si, avant d'accuser formellement Titisse, le gendarme Molinel et les autres hommes de loi avaient interrogé, l'un après l'autre, tous les Lebrun et vérifié les alibis des trente ou quarante Lebrun. Les policiers de la Brigade mobile n'auraient pas manqué de le faire. Braconnier invétéré, déjà condamné, Titisse était la victime expiatoire inévitable.


Le fusil rouillé

Les gendarmes avaient passé toute la nuit à taire des constatations. Au petit jour, ils se rendirent à la ferme des Coutures et interrogèrent le père Lebrun. Le fermier leur dit :
— Titisse a chargé son chariot avec moi vers sept heures. A 8 heures ,il était couché. A 10 heures, il s'est levé. Il a attelé son cheval et il est parti à Lille.
Une petite perquisition permit aux gendarmes de trouver le fusil de Titisse. Ce fusil était rouillé. Ce détail est mentionné sur tous les articles parus à l'époque dans notre Journal relativement à cette affaire. Le père Lebrun expliqua que depuis l'incident Fontenier, son fils aîné avait accroché son fusil de chasse et n'y avait plus touché.
— Alors, il ne braconnait plus ? A qui allez-vous faire croire cela ?
— Personne ne vous dit qu’il ne braconnait plus. Mettons qu’il posait des collets et n‘en parlons plus.


An nom de loi

Titisse avait quitté Lille vers 10 h du matin le lendemain 29 août. Il ignorait tout du drame de Tourmignies. Si l'affaire se passait de nos Jours, il aurait pu lire dans notre Journal du lendemain matin qu'il était bel et bien soupçonné du crime. Cahin-caha le chariot arriva vers midi à Ennetières. C'est là qu'il faisait sa halte à l'aller comme au retour. Il entrait chez son ami Michaux qui tenait un estaminet — estaminet qui existe toujours mais qui maintenant est flambant neuf — il bavardait avec le patron en buvant un grand verre de bière. C'est la que les gendarmes le cueillirent.
— Au nom de la loi, je vous arrête, dit sentencieusement le gendarme Molinel.
— Vous m'arrêtez ? Pourquoi ? Vous êtes fou ?
— Vous savez ce que vous avez fait ?
— Qu'est-ce que J'ai fait ?
— Vous avez tué un homme hier soir !
Et clic, les menottes furent mises.


Confrontation avec le cadavre

Chemin faisant, Titisse se disait : C'est une plaisanterie. Et pourtant on m'emmène dans le plus grand sérieux. On le conduisit à La Treupe, hameau dépendant du village d'Avelin. Le Parquet de Lille était là : procureur, juge, greffier, médecin-légiste, gendarmes, garde champêtre, le maire. Une foule considérable de curieux entourait la maison de la victime chez qui on conduisit Titisse, tout droit. En voyant ces gens et ces Messieurs, Titisse sortit un peu de son hébétude et comprit que cela devenait sérieux. Lorsqu'il se trouva devant le cadavre du garde Decottignies, il se vit perdu.

 

Un chien fidèle
Le juge d'instruction était M. Hermary. Le magistrat Interrogea Tittisse devant le corps du malheureux garde. Titisse nia et raconta exactement ce que le père avait dit. On les mit en présence dans la chambre mortuaire. Les deux hommes tombèrent dans les bras l'un de l'autre et protestèrent plus que Jamais de l'innocence de Titisse. Le juge fit conduire Titisse à la prison de Lille en disant : L'enquête établira si votre alibi est valable. Il allait donc y avoir une enquête ? Allons, tant mieux. Le chien Arthur demeura couché auprès du mort jusqu'au jour de l'enterrement. Il suivit les funérailles sur le côté de la route. Depuis le Jour de la découverte du cadavre de son maître, il n'avait pas mangé.

 

LE HAMEAU DE LA TREUPE OU EURENT LIEU LES EMOUVANTES CONFRONTATIONS

 

 

 

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VII - UNE AFFAIRE MENÉE RONDEMENT

 

Titisse était un résigné et un fataliste. Il laissa le destin s'accomplir. Dans !a prison, il rongea son frein en silence et attendit. A Lille et à Pont-a-Marcq on s'occupait de lui. Le Parquet avait ordonné une enquête. Les gendarmes s'appliquèrent à trouver de nouvelles preuves de sa culpabilité. La seule preuve qui existait était des plus fragiles. "C'est Lebrun qui m'a tué", avait dit la victime avant de mourir. Lebrun, soit. Mais lequel ?

 

Le fusil, l'alibi

Examinons l'enquête effectuée sur place par les gendarmes. Le fusil, il était rouillé. Voilà qui était fâcheux pour l'accusation. Mais l'orage qui avait menacé toute la journée du 28 août 1903 s'était abattu vers six heures trente aux environs de Phalempin, Tourmignies et Avelin avaient bénéficié d'une averse qu'on appelle queue d'orage. Dès lors, si le fusil était rouillé, c'est qu'il avait été mouillé le soir du crime. Quand on veut tuer son chien on dit qu'il a la gale... Le drame n'avait eu aucun témoin. Personne n’avait rien vu. Personne n'avait rencontré Titisse avec son fusil. Il fut avéré que depuis près de cinq ans, Titisse n'avait plus touché à son fusil. Lorsque les gendarmes se rendirent a la ferme, Titisse était parti à Lille avec sa voiture de légumes. Aucun témoin ne fut découvert pouvant contredire Titisse et son père lorsqu'ils disaient que de sept heures à huit heures il avait chargé le chariot et qu’il avait dormi une couple d'heures avant de se mettre en route. Il y avait mieux. Des personnes ayant besoin de lui parler, l'ont trouvé encore mal réveillé vers neu( heures et demie du soir.


Deux vieilles cartouches

C'était peu. Ah ! un détail Important, pourtant. Dans la grange de la ferme on découvrit deux sacs à chaux semblables à celui qui renfermait le lièvre. Enfin avant de partir à Lille avec ses légumes, Titisse avait changé de pantalon et le lendemain matin, les gendarmes trouvèrent dans la poche du pantalon deux douilles de cartouches du calibre de son fusil . Mais le rapport de l'armurier - rapport que nous avons lu - dit : Les cartouches examinées ont bien été tirées avec le fusil saisi mais de longue date. Il ne faut pas oublier que le père Lebrun braconnait lui aussi et qu'il n'avait pas de fusil.

 

LA GENDARMERIE DE PONT-A-MARCQ – LA COUR D’ASSISES DE DOUAI

 

 

VIII - LE VERDICT INATTENDU

 

Le 14 novembre 1903, notre Journal publiait le compte rendu des débats de l'affaire d’Avelin-Tourmignies. Le meurtre était venu en Cours d'Assises de Douai, le 12 novembre. Le papier commençait en ces termes : "Le Meurtre d'Avelin - Un garde-chasse tué par un braconnier (Titre et sous-titre) Les premières lignes : Voici une affaire qui, vraisemblablement se terminera par un acquittement." Sans commentaire.

 

Les débats

La salle était pleine à craquer lorsqu'on appela cette affaire. De Pont-a-Marcq, de Tourmignies, d'Attlchea, d'Avelin, de Merignies, de toute la Pévèle. On avait tenu à assister aux débats du meurtre du garde-chasse. Sur la route de Douai, ç'avait été, dès le matin du 13 novembre, une longue file de voitures, de chariots emmenant toute cette foule qui s'en allait persuadée qu'elle verrait éclater l'innocence de Titisse. Elle revint le soir lasse et déçue. Les débats avaient mal tourné pour Titisse. On ne sait pas très bien pourquoi. Le Président insista sur l'affaire du garde Fontenier et Titisse n'aimait pas qu'on lui rappelât ce souvenir cuisant. Il s'en suivit chez Titisse une attitude butée qui incommoda le Président. Dès lors le magistrat posa des questions invraisemblables qui dépassaient l'entendement du pauvre Titisse et qui le laissèrent tout pantois.


Questions

Voici un exemple des questions qui lui furent posées :
- Vous ne braconniez plus ?
- Si, un peu.
- Avec le fusil ?
- Non, sans armes.

- Le fusil était rouillé. Comment cela était-il possible ?
- Parce que je ne m'en servais plus et qu'il y avait longtemps que Je ne l'avais pas nettoyé.
- Mais pour qu'il y ait de la rouille, il fallait qu'il fut mouillé. Donc vous êtes sorti avec, un jour de pluie !
- Pas moi, mais mon père.
- Quel jour était-ce ?
- Je ne sais pas. C'est à mon père qu’ il faut le demander.


Témoins

Il n y eut pas moins de seize témoins qui défilèrent à la barre. Ce fut un long et fastidieux défilé de gens qui n'avaient rien vu. Loin d'étayer l'accusation, ces témoignages lui enlevaient encore de sa valeur et l'acquittement ne faisait de doute pour personne lorsque l'avocat gêneral, M. Bossu, se leva pour prononcer son réquisitoire. "Avant de mourir, le vieillard François Decottignies avait prononcé un court mais terrible réquisitoire, dit l'avocat général, d'une voix forte. Il parla, ce garde expirant. Il dit : C'est Lebrun qui m'a tué. Lebrun est là devant vous, Messieurs les jurés. Sa victime vous a chargé de la vengeance. Vous tenez le meurtrier depuis longtemps dénoncé. Condamnez-le !" C'est sur ce thème que l'avocat général Bossu développa son réquisitoire impitoyable mais plus verbeux que convaincant.


La défense

Il était cinq heures trente du soir lorsque le défenseur de Titisse, Me A. D'Hooghe, commença sa plaidoirie. Le chroniqueur judiciaire d'alors écrit : Me A. D'Hooghe, dont le magnifique talent a affronté bien d'autres épreuves plus redoutables, va enlever l'acquittement. Il s'attaqua à la faiblesse extrême des points sur lesquels portaient l'accusation : Si une victime prononçait le nom de Dupont et de Durand avant de mourir et sans autres précisions, arrêteriez-vous le premier Dupont ou le premier Durand dont la tête ne vous reviendrait pas ? A Tourmignies, dans les villages environnants, il y a peu de Dupont et de Durand mais il y a une quarantaine de Lebrun. Il réduit aisément à néant la question du fusil - puisqu'aussi bien il était rouillé –, la question des deux sacs à chaux et des deux cartouches, seules et fragiles pièces à conviction.

 

Stupeur !
Reprenons la fin du compte rendu du chroniqueur de notre journal. Il n'a jamais cessé d'être intéressant. Nous en répétons la fin : Il est sept heures moins un quart lorsque prend fin la plaidoirie. Me A. D’Hooghe a déployé son éloquence coutumière. A sept heures juste, le jury rapporte un verdict. O stupeur !!... affirmatif. En conséquence, la Cour condamne Lebrun à sept ans de travaux forcés et à dix ans d'interdiction de séjour. La stupeur n'était pas seulement dans les bancs de la presse. Elle s'était répandue dans la salle, sur tous les bancs, sur tous les visages. Titisse baissa la tête et se laissa conduire. Il en oublia de remercier son avocat. Sur la place où l'attendait la voiture cellulaire, une foule sympathique l'accueillit par les cris de Titisse Innocent ! Les gendarmes haussèrent les épaules. Le triste regard de Titisse remercia tous ces braves gens et la voiture emporta le condamné vers son futur destin.

 

 

EXTRAITS DU JOURNAL DU 14 NOVEMBRE 1903

 

 

IX - VERS L'INJUSTE EXPIATION

 

Et la chaîne partit… C'était au milieu du mois de décembre 1903. Elle partit de la prison de Fontevrault où Titisse avait vécu pendant quelques Jours la première étape de la route où son mauvais destin le conduisait : la route pour lui de l'injuste expiation.


La chaîne
Il avait dormi, la veille de son départ, dans d’étroites cages grillées à travers lesquelles il pouvait seulement passer les doigts. On l'avait fait lever à 6 heures comme d’ habitude. Il avait répondu à l'appel, la tête découverte, debout contre son lit replié. Il avait suivi la file indienne jusqu'au réfectoire. Son nom, son passé, son crime n'existaient plus. Il était, comme une bête, entassé dans une même fosse, n'ayant pour état civil qu'un numéro, le numéro 2.645. Les pensées obéissent au rythme du commandement monotone. La chaîne avança dans la cour, franchit le cloître, trouva ouvertes devant elle les dernières portes et se heurta enfin aux charrettes des condamnés. Premier départ, Titisse était dans le premier groupe, le groupe des condamnés à temps. Sept ans de bagne, c'est le minimum. Sur la route de Saumur, les paysans sortaient sur leur porte et ricanaient en les voyant passer. Titisse regardait tout cela d'un œil torve, impavide. Il était devenu le forçat Lebrun. Il avait les fers aux pieds. Le voyage dura plusieurs Jours.


A Saint-Martin-de-Ré

La charrette stoppa sur la place d'Armes de La Rochelle. Titisse était arrivé au port. L'air était plein de senteurs marines. L'océan proche faisait tanguer des barques de pèche. De son coin, Titisse aperçoit le mouvement de la rue. Quand le convoi arriva, il faisait nuit, des femmes s'étaient mises aux fenêtres. Titisse entra dans une cellule de la prison de La Rochelle. On lui servit le dernier bon dîner. Au matin, la chaîne se reforma pour être conduite sur le quai où, depuis de longues minutes déjà, mugissait la sirène d'un bateau. Sur le quai, les passants matinaux guettaient le passage des forçats. Bien encadrés par des gendarmes, les forçats prirent place sur l'avant du bateau qui, rapidement, prit la mer. Un grain remuait les vagues en tempête. Et, bientôt, l’île de Ré se détacha dans la brume. Vers 11 heures, Saint-Martin-de-Ré apparut. Des gendarmes surveillaient le débarcadère et la chaîne gagna la Citadelle par une route détrempée, sous les regards, à peine animés, des habitants du pays.


La station des portes du bagne

La cérémonie de rentrée dans cette station des portes du bagne impressionna beaucoup le malheureux Titise. Il la conte, comme les autres détails que nous venons de donner, avec assez de précision. On ouvrit à deux battants une porte de fer, au-dessus de laquelle brillait en lettres d'or, l'inscription : Dépôt des condamnés aux travaux forcés. Les forçats étaient rangés sur un rang. Un ordre sévère claqua. Les hommes se déshabillèrent complètement. On les éloigna des vêtements qu'ils ne devaient plus Jamais revoir et la fouille commença. On prétend qu'on peut recéler dans ses dents un billet de mille francs enroulé avec art, une oreille peut contenir un diamant de grand prix. Les gardiens le savaient et les palpaient comme des marchands d'esclaves. La fouille finie, les forçats reçurent leur premier vêtement de misère, la bure réglementaire du pénitencier. Dortoir. Titisse demeura là trois Jours. Finalement, les bâtiments de la Citadelle vomirent tous leurs forçats.


Sans un dernier adieu

Dans le lointain, sur l'eau ocrée, la Loire, et non pas la Martinlère, dressait orgueilleusement sa mâture. Les forçats, enchaînés par groupes de quatre, franchirent la porte du dépôt vers 8 heures du matin, le 18 décembre 1903. Des tirailleurs sénégalais et des gendarmes les encadraient. Quelques minutes après, Ils débouchaient sur le port où, par ordre de la police, tous les volets étaient clos. Trois bateaux les attendaient. C'est sur le Labordère que s'embarqua Titisse. Au large de La Pallice, la Loire attendait sa cargaison humaine. Titisse s'y embarqua avec près de six cents forçats. On les entassa dans les cales comme des fruits. Ce n'est qu'au début de l'après-midi que la Loire appareilla après un dernier coup de sirène. Titisse était avec les autres forçats au fond du bateau. J'ai senti, ce jour-là, à cette minute, dit-il, que je m'éloignais sans pouvoir dire un dernier adieu à la France.

 

 

 

LES FORÇATS A SAINT-MARTIN-DE-RE

 

 

LES FORÇATS A SAINT-MARTIN-DE-RE

 

 

X - APRES SEPT ANS DE BAGNE

 

Le voyage sur le La Loire dura vingt-cinq jours. La vie à bord était coupée de repas où tour à tour, les forçats pouvaient se régaler du ragoût aux pommes ou de la morue, le tout arrosé quelquefois d'un quart de vin. Au début de la Journée, ils montaient sur le pont. Trente minutes, ils devaient se tenir la tête haute, face à la mer. Celui qui détournait la tête avait vingt-quatre heures de fers. C'était la règle.


La terre inhumaine

Enfin un jour, pendant que la cale du navire se peuplait de rêves d'évasion, la terre, la terre inhumaine apparût. Ce fut d'abord, dans le jour naissant, une ligne grisâtre mince comme un trait de plume, puis une longue bande noire. Titisse monta avec ses camarades sur le pont et contempla le spectacle. Un long frémissement courut sur la colonne grise des forçats. Le nouveau destin de Titisse se dessinait peu à peu. C'était l'inconnu. Puis l'embouchure du Maroni, large de plusieurs kilomètres, s'ouvrit comme une gueule devant le bateau. Une chaloupe accosta et remorqua le La Loire jusqu'à Saint-Laurent du Maroni. Titisse monta sur le pont. On lui distribua un sac de paquetage. On lui avait volé des objets personnels. Il en verra bien d'autres ! Le gouverneur les harangua d'une voix sèche. Ce gouverneur avait la réputation d'être un homme juste et bon. Il promit des sanctions pour les mauvaises têtes et d'être indulgent pour les condamnés dociles. Titisse allait être de ceux-là. En route pour le camp, une vieille caserne : empreintes digitales, signalements. On répartit le contingent des forçats : Iles du Salut, Ile Saint-Joseph, Saint-Laurent, Cayenne. Titisse ira à Saint-Joseph.


Souvenirs de Cayenne

Et, dans la petite salle à manger de la ferme des Coutures, Titisse conte tant bien que mal - plutôt mal que bien - ce que furent ses sept années de bagne. La vaste forêt vierge, les moustiques, les serpents, les fourmis noires et rouges, l'Administration, les surveillants, les punitions - il n'en a jamais subi -, le cachot noir (qui sera supprimé en) 1925), les évasions à laquelle il a pour ainsi dire assisté, le Tribunal maritime qu'en fait il n'a jamais connu, le courrier de France qui arrivait tous les vingt-huit jours, l'hostilité de certains fonctionnaires, la férocité de certains forçats, le Camp des Malgaches, Charvein (camps forestiers ), les fers, les corvées, les chaleurs suffocantes, les fièvres, la débrouille,.etc...


Les filons de Titisse

Titisse fut tout de suite remarqué par ses gardiens et ses chefs pour sa docilité passive, son courage au travail, sa conduite exemplaire. On lui donna ce qu'au régiment on appelle des filons. Il fut cuisinier, boulanger et même télégraphiste. En somme, il sut se débrouiller. Les forçats sont divisés en trois catégories. On est de la troisième en arrivant. Si la conduite est bonne on passe à la deuxième où le régime est déjà sensiblement adouci et lorsqu'on passe à la première, c'est la preuve d'une conduite exemplaire. Au bout de deux ans de bagne, Titisse était un forçat de première. C'est à partir de ce moment-là qu'il eut les filons. Et tout bêtement il attendit que vienne sa libération, car les condamnés à sept ans ne font pas le doublage.

 

LES FORCATS DANS LE RÉFECTOIRE DU CAMP DE SAINT-LAURENT DU MARONI

 

 

Une pétition dans le village

A Tourmignies, on ne l'avait pas oublié. On lui écrivait, on lui envoyait des colis (c'était autorisé à cette époque ; ce fut interdit par la suite), et un beau jour (c'était en 1909) une pétition circula de porte en porte dans le village. On demandait la libération de Titisse. Tout le monde signa, sauf un habitant. La pétition fut confiée à M. Auguste Potié, sénateur du Nord, qui commença les démarches. Elles furent longues, très longues, car ce n'est que le 20 octobre 1910 que Titisse arriva à Tourmignies. Il était arrivé au bagne en janvier 1904 ; il en était parti le 15 septembre 1910. Il y avait passé six ans et huit mois...

 

Le retour de Titisse

Le retour de Titisse au pays de Pévèle vaut d'être conté. Il avait annoncé son arrivée. Toute la famille se rendit en gare de Seclin à l'heure et au jour dits. Il faisait un temps de chien. Le train arriva, s'arrêta ; des personnes en descendirent et parmi les voyageurs qui mirent pied à terre, ni le père, ni les frères et sœurs de Titisse ne reconnurent le malheureux libéré. Et ce qui fut un comble, c'est que Titisse, qui était bel et bien descendu du train, ne reconnut pas davantage les membres de sa famille. Il se contenta de faire les cent pas en attendant leur arrivée.
- Ils doivent être en retard, pensait-Il.
De leur côté, les frères et sœurs se demandaient quel parti il leur fallait prendre. S'en retourner ?
- Pourtant cet homme qui parait attendre quelqu'un, dit Louis Lebrun, j'ai bien envie d'aller lui parler.
— Vas-y !...
Il interpella le voyageur, ils se reconnurent enfin et ce fut du délire.


Une existence normale

Le bruit se répandit dans Seclin et aux alentours, et c'est encadré par une véritable escorte - sympathique cette fois - que Titisse fit une entrée triomphale à Tourmignies. De tout le canton on vint à la ferme des Coutures pour voir le libéré. On organisa même, tenez-vous bien, de Lille, un train spécial de curieux qui voulaient le voir, le toucher, lui parler. Puis on le laissa en paix. Quant à lui, il se tint tranquille, quiet, et sa conduite est réputée irréprochable. Son père mourut en 1917, à Tourmignies. Son frère Louis, qui était resté prisonnier des Allemands dans la région, se fit particulièrement remarquer par des exploits très valeureux et dont on parle encore dans les chaumières de la Pévèle. En 1919, Titisse, qui avait alors 52 ans, se maria avec une brave ménagère de Mons-en-Pévèle qui était veuve avec huit enfants. Les parents de cette femme avaient eu quinze enfants. De son mariage avec Titisse naquit une charmante fille qui est maintenant une grande et belle Jeune fille.


Une histoire de faisans

Mais la tache que laissa l'accusation et l'injuste expiation demeure… Pendant que Titisse était au bagne, c'était en novembre 1907, on vola des faisans au Château Blanc de M. Béghin, à Thumeries. Un des frères de Titisse, le brave Maurice, travaillait comme plafonneur chez M. Desmont, à Mons-en-Pévèle. Il habitait à Wahagnies. Quelques Jours avant le vol, il avait reçu une lettre de son frère qui était en Guyane. Le dimanche, passant à Thumeries, il montra cette lettre à des amis qui lui demandaient des nouvelles du malheureux bagnard. Ils s'amusèrent et l'enveloppe de la lettre disparut. Deux jours après, les faisans disparaissaient. Les gendarmes de Pont-à-Marcq trouvèrent l'enveloppe dans la basse-cour où le larcin avait été commis. Pas d’hésitation possible, c'est Lebrun qui a fait le coup. - Quand on est le frère d'un forçat !... On arrêta Maurice Lebrun. L'intervention du maire de Mons-en-Pévèle, M. Eugéne Bernard, lui valut d'éviter la honte des menottes. Conduit à Lille, il fit 17 Jours de détention et bénéficia d'un non-lieu.


Le souvenir du passé

En 1925, le feu se déclara dans la ferme de M. Desruelles, entre Tourmignies et Pont-à-Marcq. La première personne qu'on soupçonna fut François Lebrun, frère de Titisse. La piste était naturellement fausse. En 1935, à la ducasse de Seclin, Maurice Lebrun et ses trois fils eurent une altercation provoquée par de mauvais garçons du pays. Il y eut bataille. Les Lebrun ne firent que se défendre; ils corrigèrent sévèrement les importuns mais ils n'en furent pas moins traduits devant le Tribunal correctionnel de Lille. Me Paul Thellier les défendit. L'avocat des plaignants crut devoir rappeler qu'il y avait un forçat dans la famille. Me Paul Thellier protesta énergiquement et l'incident fut clos, mais les Lebrun subirent une condamnation de principe.


Un regret éternel

Titisse est devenu le plus philosophe des hommes. Il travaille encore la terre ingrate, vend toutes les semaines ses légumes au marché des Halles Lilloises, fait toujours sa petite halte au café d'Ennetières où il fut arrêté en 1903, soigne son foie, a complètement renoncé au braconnage, vit en très bonne intelligence avec tous les habitants du pays, y compris l'ancien gardechasse Fontenier qui est devenu son voisin et qui rappelle de temps en temps la décharge de plombs qu'il lui tira en 1898, boit peu, vit modestement et n'a qu'un regret...
...C'est que cette tache qui demeure encore et qu'il traînera toute sa vie comme un boulet ne puisse pas s'effacer. Mais ne peut-elle réellement pas s'effacer ?

 

 

 

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FIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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