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Visite aux Taudis du Nord (article publié en 1943)
Si le Nord peut, à juste titre, se glorifier de son activité et de ses initiatives, maintes de ses villes continuent pourtant à être rayées et déshonorées par ce terrible fléau qu'est le taudis. Des entreprises, des associations privées ont essayé de le combattre, mais quand on compare ces efforts courageux à l’étendue du mal, il semble que ce ne soit autre chose qu’un long travail d’érosion qui se charge des démolitions. Jusqu’ici, il faut bien l’avouer, la plupart des destructions d’îlots insalubres sont à inscrire à l’actif de la guerre. Pourtant, des hommes n’ont pas ménagé leur peine pour alarmer l’opinion, et indiquer quelques remèdes. Parmi eux, il convient de citer au premier rantg M. L. Cassette et M. J. Guapebeure.
A Roubaix M. Cassette s’est surtout occupé du problème à Roubaix. "Le phénomène, me dit-il, est la courée, on en compte jusqu’à 1.295, abritant 13.000 familles, soit 40.000 personnes, c’est-à dire environ le tiers de la population roubaisienne. Ajoutez à cela 8.000 familles ouvrières qui habitent des "garnis" dans des conditions plus désastreuses encore, ainsi que quelque 70 roulottes réunies sur la paroisse du Saint-Rédempteur, et vous aurez un tableau à peu près complet de nos logements insalubres".
Les Courées
Mais quelle est l’origine de oes courées ?... "D’abord, il ne faut pas oublier que la population de Roubaix, de 1850 à 1900 par exemple, est passée de 33.000 habitants à 124.661 ; il a fallu loger cette masse d’ouvriers qu’attirait la grande industrie, et qui, travaillant alors 14 à 15 heures par jour, étaient forcés d’habiter auprès de l’usine. En fait, la construction des logements fut laissée au monopole des petits commerçants, qui voyaient là le moyen de s’assurer une clientèle nombreuse et sure, et à celui des entreprises qui y trouvaient l’emploi de leur main-d’œuvre pendant les périodes creuses. Pour tous, d’ailleurs, le problème était le même : construire le plus de maisons possible. La courée est la solution de ce problème. Pour payer du terrain, et reserver tout le terrain à la construction, on ne laissait qu’un seul long couloir, aorte de boyau étroit et obscur qui passait à travers la maison construite front à rue. Notez en passant que cette maison est souvent une buvette que fréquentaient assidûment les ouvriers de la courée qu’elle contrôle. La courée proprement dite est construite par des rangées de petites maisons qui souvent n’ont qu’une pièce en bas et une petite chambre sous le toit, aérée par une étroite tabatière, et où il est impossible de se tenir debou.t
Un défi à l’hygiène
D’autre part, aucun souci de l’hygiène. Dans de nombreuses courées, il n’y a pas d’égoût : on jette les eaux ménagères sur la cour qui n’est que rarement pavée. Souvent aussi, il n'y a qu’un puits et un W.C. pour toute une courée : on trouve parfois un W.C. pour 20 maisons, et il y a des cas où les femmes font 150 mètres pour aller chercher de l’eau. Bien sûr, il n’est pas question de gaz ni d’électricité. Il n’est pas question non plus de soleil, ces courées sont encerclées par des constructions plus récentes, usines ou maisons de rapport, qui élèvent parfois à 2 mètres d’une rangée de maisons, des murs de 12 à 15 mètres... Là où une plante ne pourrait vivre, il y a des familles de 6 et 7 enfants qui doivent respirer... Je pourrais vous citer des centaines d’exemples.
Un cas entre mille
Un fait : dans un quartier à courées, le quartier Sainte-Elisabeth, les décès dûs à la tuberculose sont deux fois plus nombreux que dans les autres quartiers réunis...
Et la morale
Quant à l’influence morale... Sur ce chapitre aussi, que ne pourrait-on dire ? L’attirance du cabaret situé à l’entrée de la ruelle, la promiscuité souvent ignoble, les scènes scandaleuses que les enfants contemplent, la dictature que certains individus exercent facilement sur le troupeau parqué dans ces cours... On frémit quand on pense que certaines courées groupent ainsi, pour leur mort physique et leur déchéance humaine, jusqu’à 500, 600 et 700 personnes... Poursuivant notre enquête, nous allons demander à M. Jean Guapebeure de nous exposer, du point de vue qui nous intéresse, la situation de l’agglomération lilloise.
Lille - Rue de Fives. Cour du Comte (1943)
A Lille
Ce fléau, nous déclare M. Guapebeure, atteint presque tous les quartiers de la ville : le vieux Lille, Wazeramas, Moulins, Saint Sauveur, Fives, le Faubourg des Postes... Il n'est d’ailleurs pas besoin d'aller bien loin : au centre même de Lille, derrière les belles façades de nos grandes rues et de nos habitations modernes se poursuit œuvre de mort ; la cour des Trépassés (au nom suggestif) se trouve à 50 mètres de la rue Nationale.
Les Courettes
— Et comment se présentent ces logements insalubres ?
— Il y a d’abord les courettes. Nous en comptons à Lille près de 700, souvent sordides, qui abritent 30.000 personnes vivant dans des conditions d’hygiène et dans une promiscuité épouvantables. Pour voir et pour respirer, il faut laisser constamment la porte ou la fenêtre ouvertes. On entend et l’on voit tout ce qui se dit et se fait d'une habitation à l’autre. Partout aussi, et à la meilleure place, les mêmes lieux d’aisance. Partout, enfin, ces eaux sales...
La Zone
— Certains, précisons-nous, sont sensibles à leur pittoresque...
— Oui, poursuit M. Guapebeure. Ceux- là pourront sans doute aussi être sensibles au pittoresque du quartier des Dondaines, près de la gare. Car Lille, comme toutes les grandes villes, a aussi sa zone... Dès qu’on passe l’entrée des anciennes fortifications, c’est un inconcevable chaos de bicoques de toutes sortes. Un fermier qui se respecte n’y mettrait pas ses bestiaux. Pourtant, des êtres humains, des familles entières y vivent.
— A quel chiffre peut-on évaluer le nombre global des logis insalubres ?
M. Guapebeure fit un geste vague.
— L’approximation en est difficile. Une chambre habitable pour 2 locataires devient un taudis lorsqu’elle reçoit 8 ou 9 personnes ; des taudis de cette espèce, il y en a des centaines et des centaines à_Lille. Je ne vous indiquerai qu’un chiffre ; des statistiques établies naguère par les "Amis de Lille", il ressortait que les taudis tuaient chaque année 1.700 Lillois. Il ne semble pas que ce chiffre ait beaucoup diminué.
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Roubaix - 1955
Lille - 1975
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