ACCUEIL | LE NORD ET UN PEU DE BELGIQUE | L'ARRACHAGE DES POMMES DE TERRE

 

 

 

La récolte des pommes de terre s'achevait dans le champ de Listel, le fermier de Fransbeke. Le terrain, large et vallonné, borné d'un côté par la haie d'un potager, de l'autre par les broussailles et les taillis qui flanquaient la haute futée, descendait en une pente assez raide  jusqu'à un ru (1), qui le séparait d'un sentier, et, par delà ce sentier, de prairies que des cultures joignaient, au versant opposé. Une planche jetée sur le ruisseau permettait d'accéder au chemin. Tout en haut la terre avait en bordure le pavé du hameau. A quelque distance de là, route et sentier s'enfonçaient dans les fraîcheurs balsamiques de la silve (2).
Il était environ six heures.
Le crépuscule doucement venait. Le ciel, d'un bleu d'ardoise au zénith, au couchant s'abaissait, d'une transparence turquoise et jonquille, que des bandes mauves striaient. Aux empyrées (3), un moutonnement de plumes blanches, ourlées d'or et de sang, s'élargissait en arc de cercle. Et le soleil, pareil à un tison, entre les branches rouges de cet éventail de nuées, brasillait dans un bain de cuivre.
Au milieu de son monde listel tétait sa courte bouffarde (4), les mains dans les poches, les jambes écartées.
C'était un homme mûr, trapu et sanguin, au poil noir, au teint basané, par les midis torrides. Un chapeau de paille fatigué  sur la nuque, l'air brave homme, il poussait à l'ouvrage, mêlant des plaisanteries à de précises recommandations. Parfois, joignant le geste à la parole, il crachait dans ses paumes calleuses, empoignait un trident, montrait aux varlets la bonne manière de planter l'outil dans la butte, de la soulever et de l'éparpiller.
- Hardi ! Y aura de pleines canettes à vider à la ferme, ce soir ! Un peu de cœur, allons !
Une mélopée, faite de cris gutturaux et bizarres, s'élevait avec la clameur des vachers, prolongée et nostalgique, au loin, dans les près immenses.
Des fumées montaient en tourbillons bleus entre les fûts bronzés des trembles. Le jour violet baignait les choses d'une mansuétude et d'un mystère.
A la voix de Listel, ils étaient une douzaine qui fouissaient le sol léger, creusé de sillons parallèles. La ligne des gars touchait au fouillis inextricable des sureaux et des coudriers, au bas de la côte. Les chemises sales béaient sur les pectoraux velus. Avec leurs muscles roulant sous la peau brune, les bras, nus jusqu'à la saignée, maniaient les fourches selon un rythme agreste. Sous leurs fourches acérées, les buttes, couronnées de tiges fanées et noircies, s'effondraient successivement, laissant à découvert les pâleurs souillées des tubercules oblongs. L'échine ployée, six tâcheronnes, jeunes et vigoureuses, les récoltaient à mesure. Les pouces tournaient activement autour des pommes, les décrassant d'une façon sommaire avant de les jeter dans les sacs. Ceux-ci remplis, un gars les brouettait jusqu'au camion arrêté sur le pavé.

Pierre BROODCOORENS - Le sang rouge des Flamands


1 - ru :  en dialecte petit ruisseau
2 - silve (ou sylve) : forêt
3 - aux empyrées : au ciel (expression poétique)
4 - boufarde : en langage familier, pipe à court tuyau - brûle gueule

________________________________________________________
illustration : la récolte de pommes de terre - Jules Bastien Lepage

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  ACCUEIL | LE NORD ET UN PEU DE BELGIQUE | L'ARRACHAGE DES POMMES DE TERRE

 

 

bachybouzouk.free.fr