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Vers Outreau, au-dessus des usines à ciment, le travail des cheminées à fumées blanches et des cheminées à fumées noires illustrait l'espace de dessins imprévus. L'horizon ouvert par le cours de la Liane s'approfondissait.

L'ascension des bateaux sur l'eau montante variait l'aspect du port. Quittant la vase du fond, la flotte tirait sur ses amarres et dépassait de toute la coque le bord du quai. Les barques où il restait du poisson le descendaient à terre comme d'un premier étage. Girouettes au ciel, elles nageaient, leureuses, la quille libre sur plus de fond. Leur balancement dans l'eau inquiète révélait le gros temps au large, et le vent du Nord-Est commençant de soulever en mer les grandes lames venues, depuis au delà l'horizon, mourir en clapotis de baignoire contre les quais du port.

En face du B. 2902, des charbonniers versèrent un tombereau de briquettes. Trois femmes firent la chaîne pour les passer à bord. Un poussier noir ombrait leurs traits rudes. Elles semblaient barbues. Aux jours évidemment rares de leur toilette, on aurait apprécié leur âge : aujourd'hui il aurait fallu le leur demander. La plus grande, d'une maigreur de vergue, avait enveloppé ses cheveux dans un déchet de voile noué sous le menton. Le charbon encrassait sa peau, ses habits. Elle était borgne. De sorte que sur cet être, trempé par un magicien féroce dans un bain de ténèbres indélébiles, les seules choses claires étaient un tout petit œil qui louchait et des écailles fraîches de poisson volé pailletant les haillons.

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Les bateaux, entrés la veille, finissaient d'armer pour repartir, leurs équipages reposés par une nuit au gîte.

Les hommes contraints, par la distance du quai au bord, d'embarquer à la force du poignet accomplissaient leur gymnastique à main sûre, en gens connaissant toutes les prises et tous les appuis de leur bateau. Le poids des bottes à l'écuyère réglait leur allure : le pied lourd entraînant l'épaule et l'épaule faisant force pour hausser le pied. Ils semblaient articulés par le milieu, dans l'axe de la colonne vertébrale et se déplacer par le jeu alterné de leurs moitiés glissant l'une contre l'autre.

"Oh ! hisse ! " les voiles brunes qui montaient au chant des poulies.

Une matelote passait à son fieu le petit panier garni de beurre, de chocolat, de café et, sous ce régal, le flacon de "cric" (1) qui chauffe par dedans ces grands corps d'hommes toujours mouillés au dehors.

"Paré ? " demandait le patron J. Lamblin, du chalutier Sainte-Rose, B. 2908, onze hommes et deux mousses.

Assis sur le bordage, les bottes pendant vers l'eau, un matelot de dix-neuf ans tambourinait du talon en courtisant Marie Tivuinne, une mareyeuse de chez Wadoux-Lamiraud, Lamiraud successeur, Marée fraîche et Salaisons, où elle encaissait des harengs à deux sous par colis.

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Les hommes endossaient leurs "cirés" jaunes. Cette étoffe raide doublait l'importance des deux mousses obligés de marcher bras ouverts et jambes écartées.

Triplet, un Etaplois, encore coiffé du béret à pompon rouge de la flotte de guerre, envoya le plus petit des deux bonshommes demander au vieux pilote la vitesse du vent. Il en avait tant vu, le vieux pilote, de petits mousses bernés venir lui proposer des bêtises, et il ne leur était point méchant, même par ce temps qui ne met pas en humeur de rire, car tous ses enfants étaient en mer :

"Je suis ben vieux pour savoir à c't'heure. Il court trop vite pour moi. Prends garde où tu mets tes pieds, petit fieu !"

La matelote guettait, entre les mâtures des bateaux accostés, les gestes de son ami sur le pont de sa barque qui filait dans l'avant-port. La fille légère allait, adossée au vent, une main aux cheveux, aidée à courir derrière le vol de sa jupe.

Elle croisait des femmes qui revenaient vent debout, le dos rond, les coudes serrés, piquant de la tête contre les gros coups de brise. Leurs vêtements soulevés tiraient sur leur corps comme un drapeau sur sa hampe.

En suivant la sortie des bateaux le long de la jetée, on assistait aux gestes du bord et au spectacle vigoureux des hommes pendus par groupes au bout des câbles qui tendaient les voiles.

Leurs coups de gosier, comptant la mesure de l'effort, accompagnait la marche facile des grandes barques sombres sur l'eau luisante.

Des femmes du Portel, assises menues dans leur courte jupe brune, le dos bombé sous le panier en giberne, priaient, le front bas, pour un bateau où leurs hommes partaient pêcher !' "hèréng" vers le Nord. La tache blanche de sa voile fondait lentement dans le gris du large.

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Pierre Hamp - Marée fraîche

 

 

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1 - eau de vie

 

Henri Bourrillon, plus connu sous son pseudonyme de Pierre Hamp (1876 - 1962)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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