ACCUEIL | LE NORD ET UN PEU DE BELGIQUE | UN CONTE POUR NOEL (1919) |
Ce conte écrit par un Lillois et publié en décembre 1919 nous montre la misère durant la Grande Guerre. C'est également l'histoire de notre fameuse "coquille" de Noël.
Temps de disette ! Alors la ville criait famine, il y avait, comme narre la chronique, telle misère, telle pénurie de vivres au beau pays de Flandre, qu’un grand nombre d’habitants abandonnaient leur maison et allaient chercher pâture "ailleurs ou autre part". Les hommes étaient réduits à manger des chairs putrides, de malsains animaux, tels que rats, taupes ou araignées, et des racines étranges.
Ah ! et les poissons de la Deûle ? me direz-vous. — Hélias ! le peuple avait trop pêché, c’est pourquoi il n’y restait plus rien, plus même des épinoches. En cet état, l’hiver était sinistre, et la grande fête de Noël s’annonçait épouvantablement triste. Les foyers restaient sans bûche, les huches sans pain ; plus de carillons, pas de réveillon, plus de denrées, partant plus de joie. Ah ! fléau ! ici et là, plaintes et lamentations, partout cris de faim, pleurs et désespoirs. Les gens hâves, à face de carême, l’estomac creux, tiraient la langue, la gale aux dents ; la fringale et la boulimie régnaient, sans le remède d’un grain de blé ; on se serrait le ventre avec des courroies et se frottait le ventre avec des briques. — Vainement !
Encore si l’on avait pu brouter de l’herbe, mais la plaine était rase, la terre durcie ; il gelait à glace, il neigeait et les frimas de décembre ajoutaient encore au deuil et à la désolation.
En ce mois de diète, de jeûne et d’abstinence forcés, le soir du 24 décembre, à la vesprée, voici qu’arriva, à Lille en Flandre, un bon vieux pèlerin coquillard, emmitouflé et capuchonné ; on ne pouvait voir de son visage qu’une longue barbe de père éternel et qu’un nez flamboyant au clair de lune. Ses mains étaient gourdes et gercées, ses pieds gonflés d’engelures ; il était si las, si caduc, qu’il s’assit sur une borne et fut pris d’une telle quinte de toux catarrheuse qu’on aurait cru entendre un glas tinter le trépas des sept frères Macchabées.
Or, justement, sept Macchabées, drilles affamés, charcutiers sans ouvrage, apercevant dans l’ombre ce vieil ermite étranger (voyez comme la faim est mauvaise conseillère), se complotèrent entre eux et se dirent : — En voilà un assez vieux pour faire un mort, si nous le tuions ? Nous ferons bon pâté de sa chair et boudin de son sang. — L’horrible meurtre fut conclu et comme ils s’approchaient, coutelas en main, le vieillard, soudain, se dressa et jetant bas son capuchon, il apparut lumineux. O transfiguration ! son manteau était blanc comme la neige, son nez rutilait, ses yeux fulguraient, pleins d’éclairs, sa barbe et sa chevelure semblaient des rayons, les trous de sa cape faisaient étoiles ! A cette vue, tous se prosternèrent, éblouis, éberlués, et reconnurent le Bonhomme Noël !
Aussitôt, hommes, femmes, enfants de la ville et des environs accoururent en kyrielles, croyant à un feu d’artifices ! Vive Bonhomme Noël ! c’était lui, lui, bien lui ; on l’entourait, le conjurait à genoux et mains jointes, on le suppliait: — Bonhomme Noël ! Bonhomme Noël ! donne-nous à manger, gémissait-on, à manger ! à manger ! Chacun le regardait comme l’homme- providence, le sauveur, le dieu de pitié. — Bonhomme Noël ! au secours, donne-nous à manger, à manger ! Le vieil homme attendri eut un geste de compassion et leur dit : Comment puis-je vous nourrir ? Je n’âi dans ma besace qu’un peu de froment et deux œufs. Mais ventre affamé n’ayant point d’oreilles, la foule ne l’écoutait pas et criait toujours : — Donne-nous à manger, à manger, à manger ! Allons, fit-il, laissez- moi faire, et Bonhomme Noël, clopin-clopant, se réfugia, mystérieusement en la cave d’un panetier voisin. Bientôt on entendit des ahans de mitrons au pétrin, la fumée sortait en tourbillon de la cheminée du four à pain. Quelle besogne brassait-il ? Qu’élaborait-il donc dans cette cuisine occulte ? Le peuple attendait, anxieux, se demandait quelle brioche-colosse, quelle galette-merveille allait sortir de cette forge en gésine.
Noël ! Noël ! le soupirail tout-à-coup s’ouvrit et l’on vit naître, joyaux enfantement, un gâteau en forme de poupon à deux têtes, un gâteau pâte-tendre, avec croûte vernie, un pain- jésus sortant tout chaud de sa coquille ! Baptisons-le : "Coquille", cria-t-on. — Une, quatre, cinq, six, huit, dix, vingt, cent, puis d’autres, d’autres encore, toujours, encore, il en vint à foison ; on en portait à dos, on en portait à bras, on en avait en tas, en abondance, et les mioches en trouvèrent le lendemain matin sous leur oreiller. O prodige ! c’était la manne dans le désert, le pain bénit tombé du ciel, et le peuple, dévorant, se rassasia huit jours durant, grâce à cette miraculeuse multiplication de coquilles !
C’est ainsi que Bonhomme Noël, par sa bienfaisance, devint le "restaurateur" des Flandres. Depuis lors, en mémoire de cet évènement, tous les ans, le jour de Noël, à l’heure où sonne le carillon des réveillons, les boulangeries en travail enfantent des fournées de gâteaux-poupons, incarnation de coquilles, nativité de pains-Jésus !
Alphonse Capon, de Lille.
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