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1914 1918

 

C'était de chaque côté le même terrain vague jonché de gravats; le tas seulement un peu plus haut si la maison avait été plus grande. La chaussée même était ravagée, crevée d'ornières, et, comme on n'y voyait pas, on se tordait les pieds à chaque instant. Une vaste décharge publique sur le village rasé...
- Il y a du travail pour vous autres, les architectes, hein ? dit le cultivateur.
- Du travail, oui... Trop de travail, beaucoup trop ! répondit Jacques.
Il montra le clocher de l'église, dont il ne subsistait que quatre moignons.
- Avant qu'on y sonne la messe !... fit-il en hochant la tête d'un air de doute.
- Mais si, il faudra bien, répliqua Didier Roger. Et cela se fera plus vite qu'on ne le croit, vous verrez... Après tout, il n'y a que quatre mois que la guerre est finie.
Ils avancèrent encore un peu, et, à cet endroit, en effet, des voix semblaient monter du sol. Au milieu d'un monceau de pierres broyées, une entrée de cave était déblayée et, au bas des marches, une porte aux planches disjointes laissait filtrer de la lumière, comme un filet de nacre. Un marmot hurlait.
Ils sont rentrés d'aujourd'hui, ceux-là, dit Hélène, penchée. C'est drôle, le pays se repeuple tout de même.
Il se rapatriait ainsi de nouveaux habitants tous les jours. Sans maisons, sans argent, sans ouvrage, ils revenaient quand même, les vieux grimpés dans les camions de la troupe, les hardes et les gosses poussés sur une brouette, ne sachant pas comment ils mangeraient le lendemain. On s'aménageait des tanières, on descendait ses paillasses sous les tôles du "métro", où Allemands et Français avaient dormi, et l'armistice n'était pas signé depuis trois mois que déjà la vie reprenait sous les ruines, comme une mystérieuse germination.
Près du carrefour de la grand'route qui descend à l'Aisne, une dizaine de familles déjà étaient installées dans leurs décombres, les murs rafistolés avec des planches, du papier bitumé en guise de toit. Les plus industrieux ou les moins pauvres avaient aussitôt converti leur masure en débit et les autres vivaient au jour le jour, privés de tout, implorant des secours, arrêtant au passage les petites "miss" de l'Y.M.C.A. (1), dont les autos dansaient sur les ornières, et les soldats des camps voisins, qui portaient aux Allemands ou aux Chinois de pleines fourragères de miches et de frigo. Le ravitaillement belge aussi distribuait des vivres; l'un touchait cinquante kilos de semoule, l'autre trente boîtes de saumon, et c'étaient ceux qui geignaient le mieux qui en recevaient le plus, parfois pour le revendre à des moins favorisés.
- Comment ont-ils le courage de rentre ? dit Jacques en se remettant en route.
- Ca n'est pas du courage, c'est la nécessité, rectifia Didier Roger de sa voix toujours enrouée. Ailleurs, ils étaient des réfugiés, c'est à dire des manières de mendiants, tandis qu'ici ils sont chez eux, et c'est leur tour de regarder de travers les pauvres bougres qui viennent gagner leur vie dans les Régions... S'ils avaient été mieux traités dans les villes  et dans les campagnes où l'administration les avait relégués, ils ne seraient pas revenus si vite...
- Si, insista Le Vaudoyer, il y a autre chose. Il montrait d'un signe de tête les ténèbres muettes du village et, plus haut, la crête obscure des coteaux qui se perdait dans la nuit.
- Il ne reste rien, mais c'est le pays tout de même...
Devant la maison des Le Vaudoyer, le fermier détacha son cheval qui dormait entre les brancards et dit adieu à ses amis.
- Pensez à mon plan, cria-t-il à Jacques en s'éloignant.
- Soyez tranquille... A bientôt !
On n'avait pas de porte à franchir pour entrer dans le jardin : le mur n'existait plus. Devant la carcasse de la maison détruite, sur l'emplacement de l'ancienne serre, des prisonniers allemands avaient monté une baraque Adrian, et c'était là que les Le Vaudoyer habitaient en attendant que leur villa fût rebâtie. Des arbustes sauvages nouaient leurs branches au travers des allées, et les sapins morts n'avaient plus que quelques arêtes après leur tronc rogné.
Lorsque, cinq semaines auparavant, ils étaient arrivés à Crécy, par un dimanche d'hiver blafard et glacé, Jacques avait été frappé de stupeur devant la maison dont Hélène lui avait si souvent parlé. Il n'en restait que trois murs noircis, sans escalier, sans toit, au milieu d'une friche envahie par les ronces... Certes, pendant ses deux ans de front, il avait vu bien des ruines, de l'Artois à Verdun, et il savait en venant qu'il ne retrouverait pas grand chose de la propriété, mais, malgré tout, il était stupéfait que cela ressemblât si peu aux photographies qu'il en connaissait. Jusqu'au paysage qui n'était plus le même, les côteaux mis à nu, sans vignes, sans arbres, sans maisons.
- Vous venez dans les pays aplatis, lui avait dit un employé à la gare de Soissons.
C'était bien cela : aplatis. Le village, la contrée n'avaient plus de hauteur, le pilon de la guerre avait tout enfoncé  dans le sol.  

R. Dorgelès - Le réveil des morts  

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1 - Y.M.C.A.(Young Men Christian Association) : puissante société américaine de philanthropie qui se donne comme but la protection matérielle et morale de l'adolescence et qui pendant la guerre avait créé de nombreux foyers du soldat et des cantines gratuites destinées aux militaires et aux réfugiés.
2 - frigo : viande frigorifiée, c'est à dire conservée par le froid.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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