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Jamais on n'avait vu une nuit pareille ! A la chute du jour, pas un souffle de vent ! Les étoiles luisaient doucement dans le ciel, et le village s'endormait dans la neige.
- C'est la nuit rêvée, dit Stève, pour passer en Belgique et passer ce colis qui m'attend à la baraque.
- Tu est fou, Stève, cria sa femme.
- Et pourquoi ? Est-ce que ce n'est pas le temps idéal ? La neige est durcie sur les chemins; il n'y a pas de vent; il ne fait pas trop froid. Et d'ailleurs, s'il gèle plus fort cette nuit, tant mieux : les marais seront plus solides : je risquerai moins la noyade au fond d'un fagne.
- Non Stève, non, tu es fou. Il ne faut pas y aller ! Tu ne dois pas faire la contrebande cette nuit, la nuit de Noël.
- Il faut manger tous les jours.
- Tu peux nourrir ta famille sans faire un tel métier !
- Ne discute pas, femme, je l'ai promis.
Et Stève s'enfonça dans la nuit.

 

Sa femme, la Marguerite, se sent toute triste et abandonnée. La nuit de Noël n'est-elle pas faite pour le rassemblement des familles ? Pourquoi faut-il que Stève travaille cette nuit-là ? Et quel travail ! S'exposer pour passer en fraude quelques kilos de marchandise...
Ce n'est pas un mauvais bougre, ce Stève, mais il joue à l'esprit fort. Il fait semblant de ne pas croire au Mystère de Noël... Mais je suis sûre que, dans le fond de son cœur, il pense à la crèche de l'église, à la messe de minuit à Haute-Butte. O Sainte Famille, s'il est vrai, comme le disait grand-mère, que vous revenez sur la terre à chaque Noël pour recommencer la scène de la crèche, ayez pitié de Stève qui se promène entre les fagnes pour faire de la contrebande.

Au loin, les clochers de la vallée se sont éveillés pour la nuit sainte. Mais Stève ne les entend pas. La belle nuit étoilée a fait place au lugubre brouillard qui noie tout dans le même silence. On ne s'entend plus marcher; on ne voit plus devant soi ni derrière.

 

Stève avance toujours, de plus en plus las, son lourd sac sur le dos. Il s'enfonce sans l'infini, ne sachant plus s'il suit le bon sentier. Partout des arbres, ensevelis dans la brume qui garde jalousement le secret de la forêt. Comment se retrouver dans cette immensité ? Stève le sait. Il peut marcher toute la nuit sans rencontrer une maison; il peut aussi s'enfoncer dans le marais d'où l'on ne ressort plus. S'il pouvait situer avec exactitude le bois de sapins qui se dresse à sa droite !... Mais de bois semblables, il en connait dix dans la région.
Soudain, il aperçoit devant lui une lueur ! Serait-ce une ronde douane ? D'un bond silencieux, Stève est dans le bois. Les minutes passent, interminables, et la lueur ne bouge pas. Elle semble seulement plus claire et le brouillard se dissipe; on voit des ombres immobiles autour de cette lumière. Stève avance prudemment, et soudain, il se trouve devant la scène merveilleuse : Jésus est là, avec Marie et Joseph. Comme il doit avoir froid !
- Ne bougez pas, Marie, je vais faire du feu : quelques branches de sapin, ça va vite flamber !
Et Stève allume son feu, pour réchauffer le Nouveau-Né.
- Pardonnez-moi. Je ne pensais guère à vous. Mais je ne suis pas si mauvais que j'en ai l'air.
Il lui semble que l'Enfant, et Marie, et Joseph regardent le paquet qu'il porte sur le dos.
- Ca ? Ce n'est rien. Il faut bien vivre.
Mais comme poussé par une force inconnue, il fait glisser le sac. Jésus lui a souri, et brusquement disparu.
Il ne reste plus que son feu de sapin qui éclaire la tour de gué de Longue-haie, cette tour qu'on utilise pour les battues au sanglier. Comme pour confirmer sa découverte, les chiens de Hurle-Vent aboient: ils ont flairé une présence humaine.
Alors Stève s'oriente. La route du plateau est là, à trois cents mètres. Dans trois quarts d'heure, il sera chez lui.

 

Le lendemain, les douaniers trouvèrent à Longue-Haie un sac abandonné. Et l'année suivante, il y avait dans le bois, un personnage de plus à la crèche de la Haute-Butte. Ce n'était pas un berger, mais un homme au dos courbé sous un sac très lourd.
- Cette statuette, m'a dit le vieux curé, est celle d'un homme perdu dans la fagne, et guidé par la Sainte Famille, une nuit de Noël. C'est l'image du pécheur perdu dans le brouillard du mal, et que Dieu ramène à la lumière.

 

Le Jongleur de Notre-Dame. (publié dans Le Chœur - janvier 1964)


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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