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Il s'appelait Tambeau. Il était trapu, vulgaire, fort. C'était un bon chien.
Il était né par là, du côté de Chiny, dans une maison au grand toit bas, tout près des bois. Quelle joyeuse enfance fut la sienne ! Quels ébats dans l'herbe, dans la neige, avec son frère Capot. La cour, le ruisseau, la pente gazonnée menant à la forêt toute proche, la route, c'était là leur royaume...
Un jour, on lui mit un collier, une corde et on l'emmena. Tambeau résista; se roula, gémit, il dut suivre l'homme qui le traînait, on l'attacha à la porte d'une autre maison, près d'une niche; on eut soin de lui, il était bien, il se mit à aimer l'homme, il oublia.
Peu à peu, cet homme devint tout pour lui. Sans qu'il s'en doutât, Tambeau ne vécut plus que de la vie de cet homme. Au geste, au regard, il devinait la pensée: quelle joie d'obéir ! Il n'était plus l'être de la terre, il était à l'homme. Tambeau ne soupçonnait même pas qu'il pût en être autrement; l'homme appelait, il suivait.
Dressé, fondu dans l'habitude, il était comme un prolongement de l'humaine volonté. Avec son maître, il allait silencieux, la nuit, par les bois; il allait, se coulant dans une sente, et quand il sentait le danger, au loin ou tout près, suivant la caprice du vent, il se ferrait immobile, plaqué contre le sol: comme lui le contrebandier s'arrêtait, et tous les deux, dans la nuit, n'étaient plus qu'une attente, une palpitation.
Parfois aussi, c'était la fuite, la fuite galopante ou glissée: ils allaient dans les pas l'un de l'autre, comme une même chose, ou bien à travers tout, quand la surprise brusque les y obligeait.
Mais, le plus souvent, c'était la marche rapide et feutrée par le sentier connu, le ravin secret, les taillis familiers et la grande futaie, la profonde amie, la complice. Ils étaient heureux de marcher ainsi, tranquillement; ils étaient heureux d'être jouisseurs naïfs des clartés lunaires, des ténèbres, des âcres parfums, des soupirs mystérieux, des silences hospitaliers.
Il y avait aussi pour Tambeau les nuits glorieuses; il les pressentait. Le maître l'appelait doucement, le flattait, lui parlait. Tambeau comprenait, devinait, savait ce qu'on attendait de lui, la grande course jusqu'à la maison au delà des grands bois, proche de la rivière; Tambeau frémissait d'aise et d'orgueilleux vouloir; un but, une mission, une confiance, tout cela, mêlé dans son cerveau confus, lui donnait la sensation violente d'une irrésistible obligation, d'un indiscutable devoir, qui s'impose, se rit des obstacles et se moque de la mort.
On le chargeait du sac qu'on sanglait sur lui; on lui ouvrait, sans bruit, la porte du fond, et il partait seul, par les cols boisés, les escarpements rocheux; il allait, sûr de son chemin, se rasant dans les fossés, se couchant au ras des lisières, traversant à toutes pattes les découverts, se reposant parmi les genêts, hauts comme des hommes et touffus comme des blés, pour repartir, audacieux ou prudent.
Il fallait atteindre, avant le jour, la maison de la rivière, et il allait sans aboyer, il se savait attendu; la porte s'ouvrait sans bruit, comme s'était fermée la porte de la maison forestière; aussitôt saisi, désanglé, caressé, dévorant la pitance toute prête, il dormait. Oh ! le bon sommeil de bon chien repu, fatigué, satisfait.
...


Un soir, chargé comme à l'ordinaire, il partit, traversant les fourrés, la forêt, les landes aux genêts touffus, les pré ras; il allait arriver à la maison de la rivière, il l'apercevait déjà, il croyait voir s'entrebâiller la porte close, quand deux chiens de douaniers bondirent sur lui. La lutte fut atroce et brève; égorgé, étripé, Tambeau gisait, hurlant de douleur, sur le bord de la route.
Un instant, il ne fit que souffrir, puis ses souffrances s'adoucirent, leur horreur s'éteignait à mesure qu'il perdait son sang; ses yeux se voilaient. Tambeau mourait. Il aperçut pourtant, dans un nuage, un homme qui retenait les deux chiens, et, près de lui, la femme devant laquelle son maître avait un jour ouvert le sac; et puis... et puis il crut dans l'un des deux chiens qui l'avaient déchiré reconnaître son frère Capot ! Alors, il n'essaya plus de comprendre; il ne souffrait plus : dans sa mémoire, sa vie toute entière repassait, sur un même plan comme une seule journée vécue, son enfance à Chiny, ses ébats de jeune chien, ses cheminements avec l'homme, ses randonnées, les deux maisons, la forestière et celle de la rivière; il n'avait ni peur, ni rancune, seulement il était bien fatigué, fatigué comme il ne l'avait jamais été, mais il était bien; et, doucement, Tambeau s'endormit de son bon sommeil de bon chien, satisfait, conscient de sa tâche remplie et de sa bravoure muette.

Henri d'Acremont - L'Ardenne Mystique

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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