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Au liséré du sentier, aussi étroit qu'un promenoir destiné aux farfadets, au liséré du sentier répétant les méandres décrits par le rivelet se masse l'aunaie touffue.
La coquette plante de houblon jaillit de ce massif, s'élève en spirale, grimpe toujours plus haut, jusqu'à dépasser la cime de ses graves tuteurs.
Que le vert tendre du houblon s'harmonise agréablement avec le feuillage sombre des aunes. On dirait des nervures claires sillonnant un jaspe foncé; on dirait aussi des fleurs de soie et des applications de guipure se détachant sur l'ample manteau de velours d'une princesse.
Au terme de son ascension la plante vivace dresse sa couronne de fleurs dentelées rappelant celles de la vigne, comme si elle voulait établir par cette similitude la parenté du houblon avec la noble famille du raisin.
Ses cônes, d'une forme irréprochable, d'une couleur réjouissante, courent d'arbre en arbre et font au massif, en réunissant leurs fleurons, comme une coupole.
A d'autres poètes le houblon épanoui représentera la corbeille riante portée sur la tête d'une solide comtadine. D'aucuns, plus sensuels, s'imagi­neront voir déjà la mousse couronnant le demi-litre de bière.
Je ne sais pourquoi — mais le houblon, grim­peur turbulent et sympathique, me rappelle, à moi, de folles entreprises de cerveau brûlé, des prouesses de casse-cou...
Les abeilles chassent en bourdonnant au-dessus de ce parterre aérien — le merle chante dans l'ombre — la campagne embaume.
Après avoir baigné leurs petons nus dans le rivelet, les enfants se massent sous le haut bouquet d'aunes. D'abord ces arbres leur imposent comme des géants ; puis s'enhardissant, se faisant chacun de ses mains rapprochées une visière pour mieux voir, ils découvrent le houblon reposant au-dessus des plus hautes branches.
Ah ! S’ils pouvaient s'emparer de cette guirlande radieuse !
Grimper jusque-là ? Les branches fragiles cas­seraient. Attaquer la plante par les racines ? Oui, si le garde champêtre ne tenait les yeux braqués sur leur troupe suspecte et ne les menaçait de ce soupirail béant sous le perron de l'hôtel communal, si noir, si profond qu'il rappelle la gueule de l'enfer représenté sur le paravent du marchand de com­plaintes.
En ce moment l'enfant convoite la jolie plante comme un princillon halète après un trône ! Hochets et joujoux !
Voyez s'avancer à son tour, un garçonnet mal couvert, les  pieds nus, les cheveux en broussaille, les yeux brillants, la bretelle unique passée en sautoir retenant tant bien que mal la culotte ajou­rée. Plus hardi que ses compagnons, il vient d'arracher une des grappes convoitées. Voilà qu'il s'en enguirlande. Les clochettes du houblon cei­gnent sa fruste tignasse et, l'œil plus luisant que jamais, la lèvre orgueilleuse, le front illuminé, il marche à présent à la tête de la bande et parcourt la campagne en criant : « Je suis roi ! »
Ils passent maintenant à d'autres jeux. Le roi loqueteux de tout à l'heure joue un rôle plus probable. C'est un voleur que ses camarades entraînent et les sarments de son apothéose servent à lui lier les mains. Enfin, le bandit se transforme en coursier et la guirlande de houblon devient une paire de brides.
Sarments de houblon, jolis sarments ! Quelles ressources vous offrez à ces petits pillards. Je leur ai dit pourtant : « Laissez croître les sarments et fleurir les cônes ; car un jour s'égouttera de ces clochettes le plus délectable des vins populaires !»
Lorsque le houblon est porté au brasseur, celui-ci se récrie d'admiration, car les cônes sont vraiment de belle venue. Il ne cesse d'en passer et d'en repasser une poignée sous les narines en répétant « Voilà un arome qui ferait éternuer un mort »
Puis, réjoui, il se parle à lui-même :
— Voici déjà le houblon odoriférant : ajou­tons-y l'orge couleur d'or attendant, là-bas, dans le champ, le coup de serpe des moissonneurs ; et encore de l'eau claire et limpide puisée au rivelet ! ... Tourne gaiement ta meule, ô meunier ! Et toi, garçon, mon aide, fais brûler entre-temps ton four comme un enfer ! »
Ainsi bavarde le brasseur, tout joyeux de son aubaine.
— Hopheisa* ! clame encore le brasseur, en jetant le houblon parfumé dans la vaste chaudière en cuivre remplie d'eau bouillante.
Et l'eau se ride, ondoie, tourbillonne, écume, se précipite contre les parois de la cuve.
— Hopheisa ! clame le brasseur. Et il commande à son aide : « Attise la fournaise, à l'aide de la branche d'aune desséchée ! »
C'est en souffrant le martyre du feu que le fer brut se transforme en acier, que la pierre grossière s'enrichit d'un prisme d'éclatantes couleurs, que l'eau se métamorphose en bière mousseuse et perlée

Georges Eekhoud - Nouvelles Kermesses

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* Nom du garçon qui aide le brasseur

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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