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Paul s'accoutumait à vivre au rythme tranquille des saisons, qui ramènent les mêmes travaux, les mêmes soucis, les mêmes conversations. Au printemps, on suivait la pousse des blés : assez lente; celle des seigles, plus rapide; celle de l'herbe de la prairie, retardée par l'inondation annuelle. A la fin de mai, l'herbe fleurissait, les blés drus et verts montraient leurs premiers épis, et les grands seigles ondulaient, creusés de lentes vagues blondes aux crêts rousses. La fenaison commencée, on avait jusqu'en novembre à faner, à moissonner, à arracher les pommes de terre et les betteraves. Avec les dernières récoltes, on faisait les premières semailles, et c'est ainsi que les poings robustes nouent les années. Dans ce cycle monotone des travaux, la pluie, le vent, la gelée apportaient l'imprévu et parfois le tragique. Le paysan regarde souvent le ciel, le coq du clocher et ne se couche jamais sans avoir prédit le temps du lendemain, ce qui est une façon de se le rendre favorable. Chaque mois lui apparaît avec un visage distinct, un geste du labeur familier et une voix qui donne un conseil. Ainsi les imagiers représentaient les douze mois au portail des cathédrales sous les signes du zodiaque; en y entrant, le paysan revoyait dans le calendrier de pierre les gestes de ses bras, prouvant que l'homme gagne son pain à la sueur de son front. Depuis toujours et à jamais, le laboureur les répétera; ils ont pris la beauté, la puissance, la gravité des choses éternelles. La ronde lente des douze mois tourne autour du monde, murmurant sa chanson confuse; et aux aguets, aux écoutes, le paysan a retenu quelques paroles, comme il se souvient des douze profils.
Têtes graves, têtes rieuses, avec leur clarté, avec leurs ombres, les mois passent, tous maîtres impérieux, dont le laboureur s'efforce de prévenir les exigences. C'est ainsi que le ciel commande à la terre, et que la terre façonne son ouvrier. Le torse musculeux, les bras et les reins solides, Paul devenait un robuste travailleur, et un beau garçon, pensaient les filles qui aimaient voir  rire ses beaux yeux noirs dans son visage hâlé. Il avait perdu sa timidité puérile; sa sensibilité frémissante d'enfant s'émoussait, et la vie lui mettait ses larges et bonnes œillères; la fatigue journalière simplifiait ses idées, débroussaillait ses sentiments, n'en laissant croître que quelques-uns, vigoureux et droits comme des baliveaux.

Jules Leroux - Le pain et le blé

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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