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Le texte suivant a été publié en 1931.

 

Ce qui reste du vieux Bruxelles

 

Minuit. Le hall de l'hôtel est à peu près désert. Le portier, le liftier et le petit groom luttent péniblement contre le sommeil. Une voix lointaine m'assigne un numéro de chambre, une main de somnambule me tend une lourde clef. Puis c'est une longue conversation en anglais entre le portier et une famille britannique arrivée, elle aussi, par le dernier rapide : "Waterloo... autocar... Waterloo.". Après cela, un nouveau silence — un silence profond, définitif.

Au centre du hall, l'air d'une pièce oubliée sur l'échiquier noir et blanc du tapis, une seule personne: le vieux Bruxellois auquel j'ai donné rendez-vous à cette heure tardive. Je l'arrache, lui aussi, à un demi-sommeil. Je prends dans son étui un de ces cigares-mastodontes dont les Parisiens disent tant de mal quand ils sont chez eux, mais qu'ils fument si volontiers quand ils sont à Bruxelles. Enfin, je lui confie le but de mon voyage :

— Une promenade-reportage. Voir la Belgique et tout d'abord sa capitale. Pouvons-nous commencer tout de suite ?

— Vous retardez de vingt ans, me répond le vieux Bruxellois. Apprenez qu'il n'y a plus de vie nocturne à Bruxelles. Vive la vie de famille, monsieur ! Autrefois, certes, c'était bien différent. Mais il y a eu la guerre, pendant laquelle tous les cafés devaient fermer à dix heures du soir. Plus récemment, au moment de la stabilisation, un gouvernement d'une impitoyable vertu ne leur accordait que la permission de minuit. Il y a eu, il y a encore la prohibition de l'alcool. N'oubliez pas, enfin, que nous vivons en pleine crise. Bref, les cafés des grands boulevards ont presque tous fait place à des cinémas qui, eux, gagnent de l'argent, ou à des banques qui s'efforcent d'en gagner.

— Je renonce aux cafés du boulevard, mais emmenez-moi dans une de vos vieilles brasseries. Tenez, je la vois comme si j'y étais déjà : pas de façade, rien qu'une enseigne et un long couloir. Au bout du couloir, une vaste salle. Là, autour des tables de chêne, sous des lustres de fer forgé, les vieux Bruxellois comme vous décortiquent des crevettes et des cacahuètes et boivent de grands verres de bière. Conduisez-moi à la brasserie et nous boirons du faro...

— Les vieilles brasseries se font rares, on n'y boit plus guère de faro et elles sont fermées à cette heure-ci. Les seuls établissements où nous puissions nous risquer sont ceux qui entourent la Monnaie : d'abord quelques grands cafés, ensuite quelques petits bars aux rideaux bien tirés. Dans ces derniers, de jolies serveuses en blouse blanche...

— Compris. Nous boirons demain. Mais allons tout de même prendre l'air. Cinq minutes de marche pendant lesquelles mon guide prononce l'oraison funèbre du vieux Bruxelles. Et, soudain, nous voici sur la Grand'Place. Suspendues à des fils invisibles, deux grosses ampoules électriques éclairent le pavé où dansent nos ombres vagabondes. Entre l'hôtel de ville et les maisons des Corporations, pas d'autres promeneurs que nous deux. Nous nous sentons, pendant quelques instants, seuls possesseurs de toute cette beauté, de toutes ces reliques, de tout l'or qui luit sur les façades, de tout le mystère tapi dans les coins d'ombre. Et Je songe que, quelque transformation que subisse l'active capitale, elle gardera toujours ce vieux bijou épinglé à sa robe neuve.

— Oui, me dit mon compagnon. on ne touchera jamais aux maisons de la Grand'Place. Pourtant, regardez. Il me montre du doigt deux boutiques aux vitrines surchargées d'inscriptions.

Deux banques.

— Vous voyez, me dit-il, le ver est déjà dans le fruit.

Sept heures viennent à peine de sonner qu'on tambourine à ma porte. Vous êtes, vieux Bruxellois, un homme furieusement matinal !

— Les voyageurs pour le vieux Bruxelles, s'il vous plaît !. Et notre promenade commence. Tantôt nous errons à pied dans le matin clair, comme ces flâneurs qu'on appelle ici zonneklopper, "buveurs de soleil". Tantôt, nous prenons un tramway rapide et confortable, mais où quiconque n'a pas le pied bruxellois souffre diablement des virages à angle droit. Arrêts dans quelques brasseries - les vieilles, les dernières, les vraies! Courtes pauses devant les somptueux étalages des marchands de cercueils — chêne, acajou, palissandre — perpétuel sujet d'étonnement pour le voyageur français. Mon compagnon en profite pour placer la vieille anecdote du journaliste bruxellois qui, chargé de rédiger une nécrologie dans un minimum de lignes, accoucha de ce compte rendu express : "On a célébré hier les obsèques de M. X. Les clous du cercueil étaient en argent."

Visite au marché aux poissons, jadis théâtre de grandes querelles entre les marchandes et la clientèle, mais où les tractations ont beaucoup perdu de leur pittoresque depuis que la ville, qui loue les échoppes, s'est mis en tête de surveiller le langage et les réactions de Mme Angot. Nouveau pèlerinage à la GrandPlace, que le marché aux fleurs transforme en un vaste jardlnt un jardin qui bourdonne et qui embaume.

— Quel dommage, me dit mon guide, que ce ne soit pas jour d'exécution capitale !

— Je croyais que la peine de mort était abolie en Belgique ?

— Il y a encore un simulacre d'exécution. Au jour fixé, à 10 heures du matin, l'aide-bourreau.

— L'aide-bourreau ? Pourquoi pas le bourreau ?

— Il n'y a plus de bourreau, mais seulement un aide-bourreau qu'on paie moins cher. A 10 heures, donc, l'aride-bourreau arrive ici même, sur la Grand'Place avec un poteau sur lequel il affiche, à l'aide de quatre punaises, le texte de la condamnation. Puis il reste planté derrière son poteau, pendant une heure bien comptée, avec un gendarme à sa droite et un autre à sa gauche, ce qui d'ailleurs, ne le préserve pas des quolibets des zonneklopper et autres tonneklinker.

— Comment dites-vous? — Tonneklinker. Les videurs de tonneaux. Ceux Qui marchent derrière les voitures des brasseurs dans l'espoir d'attraper un verre de bière par-ci par-là.

Nous déjeunons, comme il se doit, dans un "moules et frites" — prononcez mouléfrite. "La frite. m'enseigne mon compagnon, se prend avec la moule entr'ouverte et la moule se prend avec les doigts". J'applaudis au mariage du mollusque et de la pomme de terre, puis, comme le vieux Bruxellois m'apprend que le nombre des "moules et frites" diminue peu à peu, je commande une seconde moule et une seconde frite. Enfin, le repas terminé, le vieux Bruxellois se lève:

— Prenez votre chapeau et suivez-moi. Je vais vous emmener rue Haute.

 

Du vieux Bruxelles, il ne reste de vraiment vivant que le quartier des Marolles où logent des ouvriers, des colporteurs et de petits artisans, où l'on parle le marollien, savoureux mélange de flamand et de français, où le promeneur découvrira, aujourd'hui encore, plus d'une trace de la domination espagnole : les pignons à redents qui coiffent les habitations, le goût très marqué des Marolliens pour la vie en plein air, la violente et sombre beauté de quelques femmes, aux cheveux lissés à l'huile. Ajoutez à cela une étrange confusion du sacré et du profane : un orgue de Barbarie exhale tant bien que mal, dans la rue NotreSeigneur, la Marche de Parade d'Amour, cependant que des filles, chaussées d'ignobles savates mais richement vêtues, font les cent pas dans la rue Notre-Dame-des-Grâces.

Quiconque aime la vie populaire ne peut pas ne pas aimer les ruelles des Marolles. L'artisan travaille à sa fenêtre; la ménagère tricote sur le pas de sa porte; les enfants se roulent en criant sur le pavé pointu. L'aïeule impotente est elle-même transportée sur le trottoir, dans un vieux fauteuil qui gémit sous ses vieux os, afin qu'un morceau de ciel et les flonflons de la rue Haute enchantent ses dernières années. La seule maison qui se taise est restaminet des filles, à la fenêtre duquel un gros chat placide comme un gardien de harem décoche au passant ses clignements d'yeux quasi professionnels.

La rue Haute est l'épine dorsale des Marolles. Elle commence à la place de la Chapelle où les marchandes de moules, bardées de laine et chaussées de gros sabots, attendent patiemment le dégustateur. On pouvait, jadis, pour deux "cents", manger autant de moules que l'on voulait jusqu'à ce que l'on toussât. Maintenant, les temps sont durs et les moules se vendent, à la douzaine. La marchande les ouvre elle-même, puis les présente au client sur une assiette d'émail, avec, comme assaisonnement, un filet de vinaigre ou une larme de citron.

Ensuite, c'est la rue Haute et sa féerie. Ce sont, à la porte de ses cinémas, la chemise a carreaux du cow-boy et le gibus de M. Adolphe Menjou. Ce sont, dans les magasins "à l'instar de Paris", les crêpes de Chine transparents et les vestons aux manches raides. Ce sont, savamment échafaudés derrière les vitrines des charcutiers, les pâtés, de tête de veau. Ce sont, peintes sur les vitrines des cafés, les chopes de bière desquelles déborde un flot de mousse. Ce sont surtout lés musiques des bals et des estaminets innombrables, elles s'entre-croisent, se mêlent, se contredisent, se répondent. O musiques de la rue Haute ! Il n'est pas une maison sur trois qui ne chante du matin au soir. L'aiguille du phonographe parcourt ses cent cinquante, disques par jour; le piano mécanique geint, et clapote; sitôt que la nuit tombe, le jazz déchaîne sa joyeuse tempête tandis que, riant de toutes ses flûtes. oleurant de tous ses hautbois, tintant de tous ses grelots, respirant de toutes ses prises d'air, l'orchestrion géant sur lequel des Amours jouent de la harpe ou de la trompette invite à la danse toute la population des Marolles.

Ce quartier n'avait perdu, depuis la guerre, qu'un seul de ses charmes : on n'y pouvait plus voir jouer les marionnettes. Grâce à d'ardents folkloristes "Toone V" vient de reprendre, dans une cave de la rue Christine, la tradition des "Toone", les fameux montreurs de marionnettes bruxelloises. A la tombée de la nuit, le vieux Bruxellois m'a dit : "Allons chez Toone " — et nous voici dans la cave de Toone. Sur la scène se joue, en marollien. l'un des innombrables épisodes d'un roman de Zévaco: un mousquetaire bleu et rouge gourmande son "maroufel de valet; le spectacle a commencé la veille et durera encore un ou deux soirs. Etant donné mon ignorance et du marollien et de la littérature zévaquienne, l'intrigue m'échappe presque complètement. Pourtant, je resterais volontiers longtemps dans ce bain de passé, de pénombre et de rêve. Mais le vieux Bruxellois m'y arrache : "Allons au bal !"

Pourquoi l'orchestrion du bal où nous venons d'entrer vieillit-il tous les airs qu'il débite ? Les fox-trot deviennent presque des polkas, les bostons presque des valses. 0 passé, passé, comme tu tiens bien aux pierres grises des Marolles !

Comme c'est samedi, les danseurs sont venus en nombre. La plupart d'entre eux n'ont pas vingt ans. Pas une fille n'est fardée, pas une seule ne porte de chapeau. Les garçons, eux, gardent leur casquette sur la tête; ils ont, pour la plupart, d'honnêtes figures de petits ouvriers. Je n'affirmerai pas qu'ici la galanterie soit de rigueur : pour appeler sa danseuse, le cavalier lance un "psstt !" qui manque évidemment de style, et, quand l'orchestrion se tait, il reste devant elle, les bras ballants, sans rien trouver à lui dire. Mais la plus grande correction ne cesse de regner et le voorverchter — "celui qui va au-devant des batailles", le costaud de la maison si vous préférez — n'aura certainement pas à intervenir. Tout cela pour vous dire que les Marolles ne sont pas un quartier de bas-fonds. Bien qu'on y puisse rencontrer quelques individus louches, la plupart de leurs habitants perpétuent tout à la fois les traditions de labeur du peuple bruxellois et ses traditions de gaité. Corps vigoureux, âmes joyeuses, vous êtes chez vous dans la rue Haute : puisse la rue Haute ne pas périr !

 

Jean Botrot

 

 

 

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