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un coin de l'asile

 

 

ASILES ET BÉGUINAGES DES PETITS VIEUX

 

C’était toujours dans l’après-midi que venait le petit tailleur. On l’avait appelé un jour Fil-Gris, et il continuait à porter ce nom. Personne n’aurait pu dire si, en venant au monde, il en avait eu un autre. Phina même, sa tendre Phina, ne l’avait jamais appelé autrement. A deux, ils avaient presque un siècle et demi ; le petit tailleur était le plus vieux, mais Phina faisait ce qu’elle pouvait pour le rattraper.

Une fois, il y a très longtemps, ils avaient parlé d’amour. C’était au temps où tous deux avaient encore un long âge à vivre. Le jeuné été rait dans la campagne : ils étaient venus là à cause du dimanche, qui leur laissait un jour de liberté. Mais cela n’avait pu s’arranger. Elle servait chez une vieille dame qu’elle n’avait pas voulu quitter; lui, de son côté, péniblement, vivotait de son état de petit tailleur en vieux. Quelquefois ils reparlaient de cette journée qui n’avait pas eu de lendemain ; ils ne s’étaient plus jamais reparlé d’amour. Bon Dieu ! il y avait bien quarante ans de cela.

Tout usée d’anciens servages, avec la petite rente que lui avait laissée la dame, elle avait fini par entrer dans le Godshuis des femmes. On appelle Godshuis (maisons de Dieu), à Bruges, les asiles où doucement s’éteignent les vieillards. Fil-Gris aussi s’était trouvé un humble logis dans le Godshuis des hommes, à un petit quart d’heure de là. Quand les autres vieux des hospices le voyaient tirer sur lui la porte, et, les jambes en cerceau, marcher à petits pas fringants de sa marche de petit tailleur, en frappant la terre du plat de ses talons, ils savaient ce que cela voulait dire. Phina, en jaquette réséda, un frais bonnet blanc descendu sur son tour de cheveux d’un blond éteint, l’attendait derrière les petits rideaux de sa fenêtre, en ravaudant des hardes ou dévidant ses bobines de dentellière.

Fil-Gris arrivait deux fois la semaine, le jeudi et le dimanche. Il poussait doucement la porte. Le carreau reluisait ; l’armoire semblait avoir été revernie au matin ; un petit miroir sur le manteau de la cheminée reflétait dans sa glace éraillée les murs lavés au lait de chaux, les solives brunes du plafond, la table clairement écurée et les trois chaises.

Il lui avait donné autrefois, pour sa fête, une cafetière à filets dorés et le pot au lait. Le service, depuis, s’était complété tasse par tasse, une tasse à chaque sainte Delphina qu’il arrivait fêter. Et ainsi le service, à présent, comptait dix tasses de porcelaine un peu azurée, à filets d’or. Sur chacune courait en banderole : "Souvenir d’amitié."

C’était l’une des richesses du Godshuis. Quand venait en visite une petite vieille d’un Godshuis voisin, on la menait voir à travers les vitres le service de Phina. Pour chaque nouvelle tasse, on en avait pour des jours à jacasser derrière les mains, dans les petites maisons. Ça irait-il longtemps encore ? Jusqu’à quel nombre ça pourrait-il bien aller ?

Toutes les femmes avaient un métier : les unes, le carreau aux genoux, assises sur des chaises basses près des seuils, faisaient de la dentelle, ce qu’on appelle de la grosse dentelle de Bruges. Il y en avait qui reprisaient la dentelle fine que leur apportaient des clients. Celles qui n’y voyaient plus très bien avec des soins infinis lavaient de délicates guimpes maillées comme des fils de la Vierge. Chacune vivait seule dans sa maison, d’une vieillesse humble, un peu sournoise. C’était au fond d’un préau, avec la chapelle sur l’un des côtés, comme dans les Béguinages, quatre rangs de petits pignons pointus, sous d’antiques toits quadrillés de tuiles rouges en gaufrier. Un jardin d’essences vives avait poussé dans l’herbe haute, au milieu de la cour. Cela faisait penser à un cimetière sans croix, avec, tout le long, de petites maisons tombales où auraient dormi d’anciennes bonnes petites gens de pitié, les mains en X à la poitrine. Tout de même il faisait bon vivre là, l’été, au vent doux qui venait par-dessus les toits et faisait monter dans le soir, avec l’odeur verte de la terre, l’arome des lis, des pois de senteur et des résédas, comme le parfum d’un jardin de vertus théologales.

 

 

un Godshuis à Bruges

 

 

Le petit tailleur toujours apportait quelque chose, deux macarons, une poire mûre, une image de la Vierge ou une fève qu’il mettait dans un petit pot. Là-bas, dans son Godshuis, d’intermittentes aubaines lui échéaient encore de-ci, de-là, sous la forme de fonds de culottes à rapiécer. C’était, en dehors de son sou de tabac et de genièvre, de quoi faire ses humbles offrandes. Il mettait cela sur le coin de la table ; tous deux se regardaient, et puis Phina riait : il était content.

Comme il venait du dehors, il pouvait lui donner des nouvelles. Un ouvrier, depuis trois mois, grattait les statues de l’Hôtel de Ville, hissé sur un petit échafaudage. Aucun des deux ne s’étonnait qu’il n’y eût là qu’un seul même ouvrier pour un si grand travail. L’épicier de la petite rue près du pont avait fait repeindre son comptoir. Il était passé deux cigognes au- dessus du beffroi. Le boulanger, le matin de la Toussaint, avait sonné de la trompe aux quatre coins de la place, comme tous les ans, pour annoncer les petits pains sacrés. Il éprouvait une si grande joie à lui dire que les premières feuilles enfin poussaient aux arbres ! Quelquefois cependant le grésil finement sucrait encore les toits du Godshuis comme des gaufres. Mais puisqu’il le disait, c’était comme il l’avait dit.

— Les premières feuilles, Fil-Gris ! Notre Seigneur va donc nous envoyer encore une fois le printemps !

— Et puis encore une fois, ce sera l’été, Phina, comme le dimanche où nous sommes allés dans la campagne.

C’était la grande date de leur vie. Jamais plus il n’avait fait un aussi beau soleil. Les champs étaient en or et en émeraudes comme un chemin de procession. Un vent de miel donnait envie de se lécher la bouche. Leur humble cœur ingénu fidèlement revivait cette petite éternité délicieuse. Ils en parlaient, assis l’un près de l’autre, derrière les deux pots de géranium de la fenêtre, les yeux perdus et souriants. Et ensuite ils ne disaient plus rien.

Un jour qu’il était venu, il tira mystérieuresement de son mouchoir un petit moulin qu’il avait fait avec du carton. Depuis longtemps il lui parlait d’une surprise qu’il lui réservait. Et à présent le moulin était sur la table, avec son échelle par où monte le meunier et ses grandes ailes comme une croix d’honneur. Phina doucement se mit à pleurer en songeant que, dans ce paysage d’un inoubliable dimanche d’été, le bout d’une aile aussi dépassait l’horizon. Fil-Gris maintenant gonflait les joues et soufflait un vent léger qui faisait tourner le moulin. C’était comme si le bon Dieu venait regarder par la fenêtre.

Et puis les touffes de lis recommencèrent à fleurir. Tout un coin du jardin baigna dans leur blancheur lactée. Contre les murs, il y avait d’amers soucis comme des petits soleils du pauvre et les laques fanées des godetias comme du sang malade. Au long des fenêtres grimpaient les pois de senteur bleus et blancs, se vrillaient les larges feuilles rondes et les corolles safran des capucines. C’était comme un pauvre vieux jardin en paradis. Les pignons, à terre, déchiquetaient une coulée d’or pâle, moirée par les fumées. A l’ombre, se mouvaient les thlapsis. Phina croisait les mains sur son châle et trouvait que c’était encore une fois l’été, comme il l’avait dit. Les petites fèves dans les petits pots avaient levé.

Chaque matin, maintenant, la bonne terre grasse, arrosée d’eaux ménagères en abondance, donnait de jeunes bouquets éclatants pour l’ornement de la chapelle. Dans la matinée, la cloche tintait : toutes les petites vieilles, d’un trottinement de souris, s’en venaient se ranger sur les bancs. La plus âgée, se traînant à crossettes, nasillait les litanies ; les autres, avec d’aigres filets de voix, marmottaient les répons. C’était l’unique devoir quotidien auquel ce petit peuple de bonnes femmes était soumis. Fil-Gris prenait soin des pots de géranium de Phina et quelquefois ratissait la terre autour des lis. La fine ondée mélodieuse d’un carillon bruissait comme une pluie de mai par-dessus les toits.

Le dimanche, Phina se coiffait d’un haut bonnet à rubans verts et passait sa mante. Le petit tailleur avait lustré d’un coup de fer les coutures râpées de sa jaquette olive. Et ainsi ils s’en allaient. Il y en avait toujours qui, en étirant leurs cous de tortue, arrivaient sous le porche pour les regarder décroître au fond de la rue. Elle se balançait lentement sur ses gros pieds, enflés des fatigues d’autrefois, en bas blancs dans des souliers carrés de curé. Fil-Gris, à côté d’elle, faisait ses petits pas de tailleur comme point à point sur sa table il poussait l’aiguille.

Quelquefois ils se tenaient longtemps penchés sur le parapet des ponts. Les arbres poudraient d’une criblure d’or les pavés du quai ; une ombre persillait les façades, ou un mobile reflet, monté de l’eau, se jouait sur le mur d’un vieux jardin à boules de verre, avec une statue de Jean le Paysan, en bas de culottes et casaque bleu barbeau. Ils ne finissaient pas de regarder ricocher sur les canaux les palets de cuivre du soleil.

A petits pas ils traversaient le Béguinage. Des moutons blancs, frisés comme des agneaux mystiques, pâturaient sous le bruissement léger des peupliers. Ils allaient ensuite cueillir de la salade de pissenlits dans la campagne. Le petit tailleur fumait son sou de tabac : les bouffées de sa pipe faisaient des nuages ronds sous les pommiers. Il leur arrivait de rester toute une heure assis à la lisière de l’ombre, sous le grand ciel. Elle avait relevé sa robe par-dessus sa jupe ; il avait déplié sous lui son mouchoir. Leurs mains pesaient à plat dans la fraîcheur de l’herbe :

— Il faisait un temps comme aujourd’hui, Phina, disait-il.

— Vous aviez pris ma main dans la vôtre, Fil-Gris.

— Voilà, Phina, ça n’a pas pu s’arranger. Ils cessaient de parler, lui, tétant sa petite pipe courte, elle, aspirant doucement le friselis tiède des blés, la bouche ouverte. Aucun des deux né pensait au bonheur et ils étaient heureux comme le ciel était bleu, comme il soufflait un petit vent sucré. Ils auraient toujours vécu ainsi, attendant doucement venir une chose qu’ils ne savaient pas.

A la fraîche, ils remontaient vers la ville, dodelinants, harassés, avec leurs cueillettes de pissenlits. On buvait un verre de bière amère sous une tonnelle en croquant des mastelles. Comme au matin, ils regardaient couler l’eau noire sous le pont. Il n’y avait plus ensuite que quelques pas à faire pour atteindre le Godshuis. Mon Dieu ! c’était là une bonne journée !

La nuit tombait quand sous le porche il la quittait. Des ombres pressées et furtives rentraient, cachant avec mystère des cabas gonflés sous les larges plis des mantes. Toutes les petites portes, dans l’odeur des lis et des résédas, battaient. Puis le couvre-feu sonnait.

 

Camille Lemonnier (début du XXe siècle)

 

 

en pleine conversation

 

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LES DERNIERS BÉGUINAGES - L'ENCLOS DES BRUMES

publié en 1934

 

Bruges somnolait emmitonnée de brumes. Lorsque les notes du carillon achevaient de se fondre dans le ciel blanc qui leur donnait un timbre un peu fêlé de vieux cartel, les sons graves de l'heure descendaient lourdement sur la ville. Puis, de nouveau, le silence se refermait, presque total, avec seulement, pour le souligner, le roulement lointain d'un train, un aboiement, un bruit fugitif d'auto.

Je longeais un quai désert. Le miroir voilé du canal reflétait inversé, parfaitement immobile, un sombre décor de demeures patriciennes, de pignons à gradins, de tourelles, de fenêtres à meneaux, de murs très moussus sous la retombée des feuillages rouillés. Près du pont de l'Ane-Aveugle, un vieux dessinateur composait ce paysage vaporeux que dominait, diluée, la masse du beffroi : ses doigts semblaient modeler un brouillard de fusain, de pastels fanés où demeurait comme une ombre pâle la silhouette du cygne qui tantôt glissait sur l'eau morte.

— Le chemin du béguinage, monsieur ?

Il me regarda curieusement car la saison n'était guère au tourisme ; puis sans arrêter de pétrir ses poussières crépusculaires :

— Vous contournerez Notre-Dame, fit-il, et dans la rue SainteCatherine à main droite vous trouverez la rue de la Vigne ; c'est au bout.

La rue de la Vigne ! Un nom fleurant déjà les paraboles évangéliques. Sur les pavés suintants les talons éveillaient de lents échos qui provoquaient derrière les petites vitres l'apparition furtive d'un visage de dentellière distraite un instant de son travail de fée. Prolongée sur un côté par quelques maisons basses, la rue me livra soudain le béguinage au delà d'un vaste espace de pelouses et de marronniers dépouillés.

Une mince rivière où flottaient deux canards gris caressait en silence son mur d'enceinte verdi à la base, chevelu de lichens, d'où dépassaient des branches et le toit de l'église. Elle venait de la gauche, du lac d'Amour couleur d'étain sous sa brume immobile, et entraînait vers la ville ses flottilles de feuilles mortes que les saules pleureurs attardaient au passage. Un pont de pierre l'enjambait en trois arches devant un porche dont les vantaux béaient sur une yoûte basse et sombre où deux lanternes jaunâtres éclairaient un vieux christ en croix. Plus loin se devinait l'enclos empli de brumes.

Un bruit de pas monta dans le silence du côté du pont. Il mit longtemps à croître annonçant une petite vieille qui, courbée sous sa capeline, portait un filet à provisions et un parapluie son chignon blanc, jauni par places, sortait d'une capote noire à l'ancienne mode. Elle me frôla sans paraître me voir, s'agenouilla péniblement devant le crucifix, puis du même pas usé s'enfonça dans l'enclos. Je pouvais donc entrer sans autre formalité ? Les béguinages n'ont point la rigueur des monastères.

Passée la voûte, l'enclos s'offrait dans sa mélancolique humilité Autour d'une vaste pelouse où s'alignaient de minces peupliers, une quarantaine de maisons, quelquefois d'un étage, rarement de deux, formaient une enceinte de façades blêmes sous leur capuchon aigu de tuiles plates verdies. Rien n'en interrompait l'unité. Un mur blanc joignait une façade à l'autre lorsque les maisons n'étaient point juxtaposées et dessinait ainsi le lien virginal les rattachant au chevet de l'église qui seule, de toute sa masse de briques aux tons éteints, débordait vers le centre de l'enclos.

Pavé de gros cailloux ronds polis par l'âge, un chemin ceinturait la pelouse seulement rayée de sentiers rectilignes convergeant vers l'eglise. Et, découpés contre le-ciel, les pignons flamands formaient à l'enceinte une couronne à crans irréguliers. La taie impalpable de la brume enlevait tout relief à ce calme tableau. De ces maisons que chaque époque depuis le Moyen âge conçut avec la plus extrême simplicité, elle faisait une estampe vieillotte, effacée, à peine avivée du quadrillage vert des fenêtres à guillotine ou d'un saint doré dans sa niche bleue. Les rideaux empesés cachaient la blanche intimité de chaque demeure où quelques lampes s'allumaient, laiteuses derrière ces petits carreaux voilés et ces impostes au dessin de coquille.

Rien, absolument rien, pas même les mouettes alignées pour la nuit comme des fleurons sur le faîte de l'église ne dérangeait la paix de cette cité en miniature sous ses brumes cendrées, une paix de sept siècles, un sommeil dont quiconque arrive des villes reste étonné, puis subit le subtil sortilège.

Mais une campane tinta dans le clocheton. Alors des huis s'ouvrirent : une vie un peu fantomatique anima l'enclos. Des formes traversaient la pelouse, la tête enfouie sous un long fichu noir de madone qu'elles enlevaient en arrivant devant l'église découvrant leur coiffe blanche prolongée dans le dos comme deux ailes repliées. Cela dura quelques minutes.

Dans l'église baignée d'une lueur ambrée, les béguines avaient gagné les stalles. Je n'en voyais que les coiffes entre les moulures sculptées sous Louis XIV et la tranche corail de leur missel contre la noire matité des robes. La première tout près de l'autel aux colonnes torses devait être la supérieure celle qu'on nomme la Grande Dame : dans un cercle doré contre sa stalle brillait une grappe de raisin fruit de la vigne évangélique.

A leurs pieds ainsi que dans le reste de l'église, des dalles funéraires aux inscriptions et blasons flamands parsemaient le sol noir comme des pages de l'histoire héraldique de Bruges. Le balancement des prières, les répons alternés sur un fond d'orgue en sourdine et parfois une seule voix frêle et pure montant comme une tige de jeune lis accompagnaient des inclinaisons d'ensemble, des agenouillements, de blanches prostrations. Puis le silence de l'oraison mentale s'étalait sous les voûtes. Alors, pareilles à ces musiques célestes qu'on imagine dans les rêves suaves des couvent des notes du carillon arrivaient jusqu'ici, feutrées, idéalisées par les brumes.

Sur un claquement de mains, toutes les béguines s'ordonnèrent par deux derrière la Grande Dame que désignait sa double guimpe en triangle. J'en pouvais compter une vingtaine. D'un pas fort lent, scandé par l'orgue sans éclat, la tête dodelinant un peu en' mesure, elles revenaient vers la sortie, les mains passées sous un scapulaire monastique inattendu chez des béguines. Leur médiévale robe d'église qu'on appelle la "traînante" ondulait sur les dalles froides. La coiffe encadrait de son dessin en cœur leur visage fondu dans cette pénombre mais qui, chez la plupart, paraissait jeune encore. Telles, semblant descendre d'un triptyque de Memling ou de Gérard David et vivre toujours aux âges périmés du mysticisme flamand, elles s'évanouissaient dans la nuit brumeuse de l'enclos, les paupières longtemps baissées sur des yeux qui ne voyaient plus qu'un monde intérieur.

 

 

BRUGES - LE BÉGUINAGE (LE PONT AUX TROIS ARCHES)

 

 

Les heures que je regardais couler au béguinage de Bruges avec la lenteur des canaux de la ville ne m'apportaient point les visions que j'avais quelque raison d'en espérer. Tout le charme de cette solitude ne compensait pas l'absence de manifestations plus visibles de la vie béguinale. Sept fois, de l'aube à la nuit, aux tintements de la cloche, les petites portes s'ouvraient avec un ensemble mécanique et, comme les nonnes des hygromètres populaires, les béguines sortaient pour gagner l'église sans que rien pût en détourner leurs pas ou leur regard. Hors cela, les demeures se fermaient farouchement sur leur existence en demi-teinte.

Pour expliquer l'étonnement que me causait une telle rigueur, il me faut vous conter un peu de l'histoire des béguinages. Sans entrer dans des transes de chartiste ou de vieux chanoine grisés par la poudre des archives, je vous dirai que les origines des béguinages demeurent asssz confuses. Pendant un temps on les rechercha dans le culte pour sainte Begge dont le veuvage, au septième siècle, fut, dit-on, fort édifiant. Puis on crut découvrir un fondateur dans Lambert le Bègue, un saint prêtre liégeois qui prêchait aux tanneurs, aux tisserands et aux femnes. Enfin, une légende du quinzième siècle proposait l'histoire d'une reine qui, s'étant retirée du monde avec ses deux filles, l'une veuve et l'autre vierge, forma une communauté nouvelle désignée par un mot composé comme font par jeu les enfants avec la première syllabe de chacun de leurs trois noms : BE-atrice, GHI-selgundis, NA-zarenna...

 

Naissante du béguinage

 

Tout cela ne nous rajeunit guère et laisse sa valeur à l'explication la plus simple et la plus logique : la réaction spirituelle que l'Europe connut à partir du douzième siècle, le désir populaire de pratiquer une haute vertu sans renoncer à sa liberté ni à sa besogne quotidienne. Cet individualisme spirituel évolua, l'esprit communal du treizième siècle aidant, vers une forme d'association religieuse à mi-chemin de la vie laïque et de la vie monastique. Le goût de la charité présidait à ces réunions qui allèrent se multipliant puis se fixèrent en maisons communes, quartiers communs, enfin enclos où chaque béguine possédait sa maison, se pliait à une discipline nécessaire mais sans âpreté, conservant son indépendance, ses moyens d'existence, le droit même d'abandonner à jamais l'enclos si le goût lui prenait par exemple de se marier. Aucun vœu définitif ne la liait. Filles du peuple que l'ascétisme monacal épouvantait, veuves ou fiancées de seigneurs tombés aux croisades, bourgeoises insuffisamment dotées pour entrer dans les ordres trouvèrent dans les béguinages un exutoire à leur besoin de piété et de vie charitable.

Ces institutions qui, des Flandres, bourgeonnèrent jusqu'en Allemagne, en France, peut-être même en Italie, subirent avec des sorts divers les orages des siècles. Un pape qui leur trouvait une odeur de roussi les supprima, confisqua leurs biens sans autre forme de procès. Son successeur attendri par les plaintes innombrables rétablit les infortunées béguines dans leurs droits. Quant à la Révolution, si elle ne les supprima pas purement et simplement, elle en distribua les biens à la commission des hospices civils, législation qui régit toujours les béguinages dans les Flandres puisqu'en l'occurrence c'est là seulement que quelques-uns ont survécu jusqu'à nos jours.

... Ont survécu, mais pour combien de temps encore ?

 

L'oasis de silence

 

Bruges, qui a oublié ses fièvres, ses colères historiques pour s'endormir dans une atmosphère claustrale où ne palpite plus que le rêve, me semblait donc propre à abriter l'un des plus pittoresques de ces derniers béguinages dont le trantran et le charme nous sont rendus plus sensibles par le contraste de notre époque inquiète et standardisée.

Or, si l'enclos de Bruges demeurait une oasis de silence pour de diaphanes bonheurs, j'y percevais de profondes transformations touchant la vie de ses habitantes presque invisibles. Pourquoi ce scapulaire, cette ceinture de cuir monastiques ajoutés au costume traditionnel ? Pourquoi cette liturgie ? Pourquoi une clôture conventuelle au seuil de ces maisons ? Une austérité inaccoutumée remplaçait la bonhomme vie des Veilles béguines. Et la Grande Dame demeurait inabordable dans sa maison gothique à solives, parmi ses bahuts à ferronneries et les portraits glacés des autres grandes dames au ïemps que ce béguinage abritait d'aristocratiques et belles chanoinesses qui ne gardaient des premières béguines que le nom et l'essentiel du costume.

 

La Grande Dame

 

J'avisai un matin une brave femme qui rinçait le seuil de sa maisonnette avec ces gestes luisants que peignit Pieter de Hooch ; car depuis que les hospices civils sont propriétaires de l'enclos maintes laïques de mœurs plaisibles y occupent les maisons sans béguines.

— Mais, mon bon monsieur, répondit-elle à mes questions, tout est changé. Les anciennes béguines sont mortes.Il ne reste plus que la Grande Dame. Maintenant, ce sont des moniales : vœux perpétuels, pas de sortie, presque tout le temps à l'église, dot pour vivre en communauté car elles prennent tous les repas en commun et ces maisons qui ont l'air indépendantes ne forment en réalité qu'un seul couvent : on a ouvert des portes dans les murs mitoyens pour passer de l'une à l'autre sans sortir. D'ailleurs, on ne les appelle même plus des béguines mais des filles de l'Eglise ! C'est l'abbé qui a changé tout cela peu à peu...

 

Un abbé rénovateur

 

L'abbé, curé du béguinage, habitait juste à l'entrée du pont. Il me reçut à la nuit : le murmure limpide et monotone de l'eau glissait sur le silence embrumé. C'était un ecclésiastique jeune, vif, musclé, qui ne craignait point les mots.

— Un petit cigare, monsieur ?. Bien. Parlons net. Voici une dizaine d'années j'arrive ici. Le béguinage agonisait. Depuis le siècle dernier, les liens de la vie commune, la discipline s'étaient relâchés. Parmi de pieuses, laïques qui n'avaient rien à voir avec la communauté, il restait une demi-douzaine de béguines attendant leur fin dans des bâtiments que le dix neuvième siècle avait restaurés sans amour ni documentation. Et ça caquetait, ça papotait. Un bruit infernal. Je me suis dit, il faut restaurer ce lieu charmant aimé des artistes et y ramener la vie. Je me suis remué. J'ai obtenu des fonds, un bail emphytéotique et voila, ça marche, ça se remonte : j'ai 25 filles de l' Eglise — béguine c'était un peu péjoratif comme bigote, n'est-ce pas ? Elles ont de 18 à 40 ans : je ne voulais pas travailler dans les vieux fers, il me fallait de la jeunesse avec une âme trempée.

 

La charte de Bruges

 

Car, attention, monsieur, vous partagez la théorie romantique qui n'a vu dans les béguinages qu'une sorte d'asile pieux, refuge de jeunes filles dont l'affection avait été trahie ou de veuves désireuses de consacrer à Dieu les restes d'une ardeur qui s'éteint. Quel mérite y at-il, je vous le demande, à chercher la perfection par une voie médiane ?

— Pourtant, je croyais.

— Non, ne croyez pas. Rien n'est plus faux. Du moins ici, à Bruges. Ailleurs peut-être en va-t-il différemment. Je ne m'occupe pas des autres ; chaque béguinage est autonome. Ici, j'ai fouillé les archives et j'affirme que la charte de fondation du béguinage de Bruges nous montre des âmes s'orientant nettement vers une vie de piété stricte, répondant à un idéal contemplatif austère basé sur la prière, le silence, le jeûne, la discipline monastique, la vie de chœur. C'est à l'esprit de cette meilleure époque du béguinage avec sa vie d'oraison contemplative et sa vie canoniale que j'ai voulu ramener notre institution sans rien changer à la physionomie authentique du béguinage et en conservant autant que possible le texte des législations antérieures.

 

La loi de vie

 

Voilà. Notre époque aime les choses tranchées, nettes. Lorsqu'un béguinage abandonne son austérité pour faire place à la vie bourgeoise, facile, il meurt. L'austérité, la pratique de la mortification érigées en loi sévère peuvent seules les sauver et leur permettre de vivre.

 

J'ai quitté le jeune abbé et son ardent dynamisme ayec un peu de désillusion et je crois que je lui en voulais. Que les textes et l'histoire du béguinage de Bruges lui dominent raison dans sa tentative particulière de rénovation, je n'avais point à en discuter. Mais je regrettais d'avoir trouvé une manière de monastère de bénédictines où je venais chercher un des derniers béguinages selon la théorie romantique. Il est vrai qu'à tout prendre mieux valait encore cette évolution que l'abandon et la mort de ces lieux d'une sérénité si subtile qu'ils semblent avoir été bâtis par de doux poètes et pour la poésie.

 

 

SAINTE BEGGE

 

 

 

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