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Le texte suivant a été publié en 1931.
Écrivains, artistes et savants
Un peuple qui aime les sciences et la science, les arts et la beauté, les livres et la pensée est par cela même un grand peuple. Je sais des Belges qui se désolent secrètement de n'être qu'une nation de 8 millions d'habitants. Ils sont un peu vexés de contempler, sur les tableaux comparatifs de la population européenne, entre un Français qui a l'air d'un hercule et un Allemand qui a l'air d'un ogre, un Belge de la taille du Petit Poucet. Qu'est cela quand on compte parmi ses grands hommes des Rubens, des César Franck et des Verhaeren, et quand on apporte, chaque année, à la civilisation, comme c'est le cas de la Belgique, une contribution infiniment supérieure à celle de certaines nations plus importantes par le nombre ?
Il suffit de fréquenter pendant quelques jours les milieux artistiques et littéraires de Bruxelles et des grandes cites wallonnes ou flamandes pour se rendre compte du rôle joué par la Belgique dans le mouvement intellectuel et esthétique de notre époque. Partout, la plume et le pinceau travaillent avec une belle ardeur, partout le public s'intéresse à tout ce qui se créée, à, tout ce qui se prépare et même — voir les récentes polémiques de presse relatives à la personnalité du vieux peintre Roger Delpasture — à tout ce qui se discute.
Quant à la musique, les Belges l'ont dans le sang, dans la peau et dans le cœur. La moindre bourgade possède une chorale, quelquefois deux — et quand il y en a deux, quelles rivalités, ô Phoïbos ! Les grandes cités,, de leur côté, s'enorgueillissent à juste titre de leurs chorales monstres : exemples, à Liège, la Legia et les Disciples de Grétry. A un splendide talent d'exécution, ces grandes chorales joignent aujourd'hui un souci de vulgarisation artistique qui se manifeste de plus en pLus dans la composition de leur répertoire, où les vieux airs wallons ou flamands et les chefs-d'œuvre de la musique moderne remplacent peu à peu les chœurs académiques et les cantates de poètes-lauréats.
Passons à la peinture. La peinture belge fait belle figure sur le marché international. La jeune école bruxelloise, qui subit profondément l'influence de Cézanne, aura droit à un long chapitre dans l'histoire artistique du siecle. Si les peintres belges ne font pas absolument bande à part, leur palette si riche en couleurs demeure très différente de celle des peintres français ou allemands. Moins de nuances que chez nous, moins de réalisme qu'en Allemagne, mais souvent un incomparable éclat. Un article de journal ne saurait prendre. les dimensions, ni le ton d'un palmarès et je me garderai bien de citer tel ou tel, au risque d'oublier celui-ci ou celui-là. Je ne mentionnerai qu'un nom : celui du vétéran James Ensor, le grand visionnaire, le prodigieux peintre de masques que son inspiration a quelquefois haussé jusqu'à la puissance d'un Rembrandt. Quant aux autres, les meilleurs d'entre eux connaissent, m'a-t-on dit, cette rare satisfaction: ils vendent bien leurs toiles, ce qui s'explique tout à la fois par le goût des Belges pour la peinture et par la place dont ils disposent dans leurs intérieurs pour accrocher des tableaux.
La littérature belge — je ne parle bien entendu que des ouvrages écrits en Langue française — est dans une situation plus complexe. On assiste à ce double phénomène : d'une part, un public affamé de lecture qui absorbe, chaque année, pour 52 millions de francs de livres français, d'autre part des écrivains de talent qui, demeurés en Belgique et se faisant éditer en Belgique, ne peuvent compter sur leur plume pour assurer leur subsistance. Ils sont ainsi environ 250 poètes, essayistes ou romanciers qui doivent demander leur pain quotidien soit au journalisme, soit à la médecine, soit au barreau. D'autres sont fonctionnaires, certains même sont commerçants. Le pis est, qu'en dépit de leur talent, leur réputation franchit rarement la frontière. Qui donc connaît, en France, les œuvres d'Albert Giraud et de Fernand Séverin, qui, pourtant, méritaient mieux qu'une renommée purement locale? "Bruxelles, me disait récemment un écrivain belge, est un véritable réservoir d'érudition, de talent et de pensée. N'empêche qu'en regard de Paris, elle joue le même rôle que Lyon." Là est la profonde, l'indiscutable vérité. Tous les écrivains belges qui veulent réussir, comme tous les Lyonnais piqués de la tarentule littéraire, viennent chercher fortune dans notre capitale et confient leurs intérêts à un éditeur parisien. La chose leur est d'autant plus facile, comme le faisait dernièrement observer le poète Albert Mockel, que ni l'édition, ni le théâtre français n'ont jamais frappé l'étranger d'ostracisme. Pour qu'un livre en langue française se vende bien, il faut qu'il porte l'étiquette Paris. Certains éditeurs belges l'ont tellement bien compris que, depuis peu, ils font paraître leurs ouvrages sous une double estampille : la leur et celle d'un éditeur parisien.
Quoi qu'il en soit, le public français ne doit ménager aux auteurs belges ni son attention, ni sa reconnaissance. La culture latine est bien servie, en Belgique, soit par les écrivains pris individuellement, soit par d'importants groupements littéraires : la vieille Académie royale des lettres, des sciences et des arts, la jeune Académie de langue et de littérature françaises, l'Association des écrivains belges, le Pen Club. Il y a là une race aussi soucieuse de son développement intellectuel que de ses intérêts matériels, et ses représentants l'ont bien prouvé en accordant aux théâtres belges, si, cruellement atteints, comme les nôtres, par la crjse économique et par la vogue du cinéma, les dégrèvements fiscaux que les directeurs français réclament en vain depuis plusieurs années.
Pour bien comprendre Bruxelles, capitale intellectuelle, il faut aller voir le palais des beaux-arts, inauguré en 1928. Ce ne fut pas un mince travail pour l'architecte Horta que de réaliser ce temple de l'art, ce temple de tous les arts. Il devait, en effet, tenir compte d'une servitude de hauteur, ne point masquer le splendide panorama que l'on découvre, des fenêtres du palais du roi. Il tourna la difficulté en construisant son palais en profondeur. D'où l'étonnement du visiteur qui descend toujours plus bas, de salle d'exposition en salle de spectacle, jusqu'au moment où il parvient dans la grands salle des concerts, immense vaisseau souterrain qui possède, grâce à sa forme ovoïde, une prodigieuse acoustique et qu'éclaire un plafonnier semblable à un scarabée géant.
Aucune autre nation n'a encore édifié de palais comparable à celui-là. C'est une raison de plus pour que tous les intellectuels séjournant à Bruxelles y veuillent passer ùne journée. J'ai bien dit une journée, une journée, entière. Le matin, visite de l'établissement lui-même, si accueillant avec ses longs couloirs, dont chacun représente une "idée" architecturale, avec ses marbres gris, bleus ou roses, avec ses parquets de chêne clair, puis arrêt à la salle de lecture. Déjeuner au grillroom. L'après-midi, promenade à travers les quarante salles d'exposition : en tout, 1.400 mètres de cimaise. Soirée à la salle des grands concerts ou à la salle de musique de chambre.
Un tel palais classe définitivement Bruxelles parmi les grandes capitales artistiques. Comme l'a fort judicieusement écrit un critique des plus avertis : "Il ne s'agit pas de ravir à Paris le marché international de l'art. Mais, à côté de cet immense marche, pourquoi Bruxelles ne serait-il pas une Genève de l'art ?"
Et le' plus beau, savez-vous ce que c'est ? Le plus beau., c'est que la Belgique a fourni ce formidable effort à une époque où la guerre, qui anéantit tout progrès et toute pensée, venait de consommer sa ruine. Non contente de reconstruire ses universités et de rassembler ses artistes et ses savants en désarroi, elle a voulu faire mieux qu'avant. Le roi lui-même mit la main à la pâte et travailla activement, en 1920, à la création de la Fondation universitaire, puis, en 1928, à celle du Fonds national de la recherche scientifique. Grâce à ces deux institutions, un professeur Piccard a récemment pu étonner le monde.
Et la Belgique, croyez-le bien, ne s'en tiendra pas là.
Jean Botrot
Palais des Beaux-Arts de Bruxelles
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