ACCUEIL | LE NORD ET UN PEU DE BELGIQUE | DRAME NOIR AU PAYS NOIR (1946) |
LES ENFANTS DES ECOLES ASSISTERENT A LA LEVEE DES CORPS, AYANT ÉTÉ AMENÉS LA POUR QU'ILS EN TIRENT UNE LEÇON CONTRE LES MEFAITS DE L'ALCOOL.
Neuf cercueils. Et, autour de ces neuf cercueils, tout un village. Un vent glacial crispe les visages. Dans le petit cimetière, dont les murs de briques se dressent en bordure d’un champ, au bout d’un chemin noir et gluant, la foule forme une grande tache sombre qui submerge la blancheur des tombes. Tout autour, à perte de vue, c’est la plaine du Nord, avec son ciel démesuré, son horizon barré de cheminées fumeuses, ses maisons basses alignées le long des routes, et, dominant le décor, l’obsédante, l’écrasante image de la mine, avec ses puits et ses crassiers.
Le prêtre, en surplis blanc, vient de marmonner un dernier De profundis. Alors, on va assister à une scène inouïe. Un homme, au visage coloré sous des cheveux en brosse, s’avance à son tour au bord de la fosse. C’est le maire du pays. Il a des feuillets à la main, qu’il va lire d’une voix sourde :
— La monstrueuse tragédie qui a frappé d’épouvante notre paisible cité est sans précédent, dit-il. Elle dépasse les limites de l’horreur. Si nous nous inclinons avec émotion devant les sept innocentes petites victimes couchées dans cette tombe, nous manquerions à notre devoir en ne flétrissant pas les deux misérables qui reposent à leurs côtés et qui portent la responsabilité de ce drame atroce. Un père a osé entraîner dans la mort ses sept enfants... Une mère a été assez lâche et assez inconsciente pour se faire la complice de ce crime sans nom... Le nom de Kléber Dumortier et celui de sa femme, née Blanche Gaillard, seront à jamais maudits... Car rien ne pourra effacer le souvenir de leur effroyable forfait... Il ne peut y avoir d’absolution pour ce père qui eut l’effrayant courage de mettre à exécution sa terrible menace, ni pour cette mère dont l’inconduite fut, à n’en pas douter, à l’origine de cette tragédie...
— Assez ! Tu en as assez dit !... Une voix, soudain, s’est élevée dans l’assistance.
C’est celle d’un des frères de la disparue. II est pâle de colère. Il réclame le silence, au nom du respect dû aux morts. Mais, impassible, le maire continue sa lecture. Et la foule, dans un murmure approbateur, fait écho à ses paroles indignées.
— Il a raison ! C’est bien la vérité...
Une femme pleure derrière ses voiles de deuil. Les hommes, tête nue, demeurent silencieux. Les gosses des écoles, que l’on a amenés là, en rangs, garçons et filles, comme pour une promenade, piétinent dans les allées en attendant d’aller déposer leurs bouquets. Les voitures du convoi s’éloignent. Il y en a trois. Pour transporter tant de morts, il a fallu deux corbillards et un camion. Sur la plate-forme du camion, on avait aligné les cercueils des enfants. Ils étaient jonchés de fleurs, comme un reposoir. Mais on avait volontairement laissé nus les cercueils des parents criminels. Rien sur les deux corbillards. Pas une fleur. Pas un nom. Seuls, devant l’autel, les prières et l’encens avaient associé les petits martyrs et leurs bourreaux. Oui, en vérité, on assistait là à quelque chose d’inouï, de proprement incroyable.
Ces neuf cercueils de taille inégale, ce vent glacial soufflant sur la plaine, ce grand ciel du Nord assombri de nuées et de fumées, cette odeur de cimetière, de terre fraîche, de fleurs d’automne, cette foule tendue par l’émotion, se pressant parmi les tombes, et ces paroles de malédiction résonnant dans ce lieu sacré où l’on n’entend, d’habitude, que des mots de regrets et de pitié... Mais tout n’est-il pas exceptionnel, tout n’est-il pas sans précédent, au cours de l’histoire de la tragédie humaine, dans ce drame de Haisnes-lez-La Bassée, où un père, avec une minutie et un sang-froid qui dépassent l’entendement, a précipité dans la mort sa femme et ses sept enfants ? Drame de la misère ? Drame de la folie ?
Il en est des tragédies humaines comme de certaines destinées. Elles échappent à tout classement. Eles sont hors des lois qui régissent le monde. Elles se situent au delas de tout ce qui est imagineable. Etpourtant, pourrait-on concevoir un tel drame sous un autre ciel, sous un autre climat que là où il s'est déroulé ? Sous les fumées et les sirènes du pays noir, la fatalité n'apparait-elle pas plus implacable et plus désespérée que partout ailleurs ?
Haisnes-lez-La Bassée est un village du Nord comme autres. Mêmes maisons de briques rouges, tristement alignées le long des routes mal pavées, mêmes jardins cernés de clôtures blanches, mêmes estaminets aux carreaux vernis et rincés à grande eau. L’église pointe vers le ciel son clocher effilé. Plus bas, le long de la route de Béthune, une cité-jardins a remplacé les baraquements de bois brûlés par les Allemands aux heures tragiques de l’invasion. C'est là qu’étaient venus habiter, depuis la guerre, dans une maisonnette de quatre pièces, Kléber Dumortier, sa femme, ses gosses et son vieux père.
Issu d’une famille de huit enfants, Dumortier, comme jadis son père qui conduisait les chevaux au fond de la fosse, comme aujourd’hui deux de ses frères, avait chîoisi, comme gagne-pain, le dur métier de la mine. Il s’était marié au mois de juillet de l’année 1931. Il avait épousé Blanche Gaillard, de quatre ans plus jeune que lui, dont la famille habite La Bassée.
Longtemps ce ménage n’est qu’un ménage pareil, à tant d’autres. L’homme est robuste et courageux. Il y a la mine au bout de la plaine et le chemin qui conduit de la mine à la maison, et que l’homme suit le midi, le soir, sans songer à autre chose qu'à oublier parfois la peine des jours devant un verre de genièvre.
On peut évidemment reprocher à Kléber sa tendance à trop boire. Mais sa mère, qui vit encore à cette époque le surveille et le raisonne. Hélas ! la mère disparait au début de la guerre. Kléber se sent à l’abri de tout contrôle et de tout reproche. Ce n’est pas son vieux père qui pourra le sermonner. Ni sa femme. Elle à assez de mettre au monde les gosses qui se succèdent. Une fille est née dès la première année du mariage. Puis ce sont des garçons, et encore une fille, et encore des garçonc. Sept gosses en douze ans, ce n'est pas rien ! Il faudrait, pour les élever, une femme courageuse comme il y en a tant dans les familles nombreuses du pays minier, et que ne rebutent ni la peine, ni la faitigue. Mais Dumortier est mal tombé. On pourra dire après le drame, que c’est elle, la femme, la coupable, dans cette affreuse tragédie. Et ce sera avec raison. Veule, excédée par toute cette marmaille pendue à ses jupes, elle se désintéresse bientôt de son ménage et elle commence, elle aussi, à suivre l’exemple de de son mari : on la voit s’attarder dans les estaminets, lorsqu'elle va en courses. Un verre par-ci, un verre par-là. Elle finira par boire à même la bouteille les litres de vin et d'alcool lors de la répartition.
La guerre, bien entendu, n’a pas arrangé les choses. En 1942 cependant, une petite somme d’argent était dans le ménage. Une première tranche de l’indemnité pour dommages de guerre avait été versée aux sinistrés de la région. Le couple, loin de se ressaisir, senivre du matin au soir et, la nuit venue, la maison devient un enfer. Les gosses pleurent, abandonnés dans un coin du taudis, tandis que les parents se chamaillent ou s'endorment, hébétés, sur un lit.
Sur cette pente les tentations sont nombreuses. Dumortier travaille d’une façon intermittente, multiplie les demandes de congés de maladie. Pour compenser l'irrégularité des salaires, on a recours aux allocations familiales. Et, quand l’argent des allocations ne suffit pas, on vend les tickets d'alimentation, les points de textile, on échange les vêtements offerts par des voisins charitables contre des litres de vin.
Les enfants errent dans les rues, vêtus comme des mendiants. Trois vont à l'école de temps en temps, mais leur institutrice désespère de leur apprendre à lire. D’ailleurs, ils savent à peine parler. Un seul, le petit Joseph, qui va bientôt avoir 13 ans, témoigne d'une certaine vivacité d’esprit. C’est lui qui aide son père au jardin, quand celui-ci travaille. Quant à Félicie, l’ainée, qui a 15 ans, elle se voit obligée de remplacer sa mère aux soins du ménage. Mais elle est de santé délicate. On la soupçonne d'être tuberculeuse.
Devant une telle misère, les voisins s’inquiètent. On ne peut laisser vivre une famille dans un tel état d’abandon. On signale le cas des Dumortier aux services d’assistance sociale. Une infirmière vient faire une enquête. Elle est vite édifiée. Les enfants sont couverts de vermine. Les six aînés couchent ensemble à même une paillasse, sans draps. Le dernier né, dans un berceau d'une saleté repoussante. Il faut agir. L’affaire suit son cours. Déjà, on a pu mettre à l’abri le grand-père. On a profité d’un jour où il se traînait jusqu'à la mairie pour l'emmener à La Bassée et le faire admettre dans un hospice de vieillards. Le pauvre vieux respire. Il ne mangeait plus à sa faim et il ne voyait jamais l’argent de sa pension qui, lui aussi, était, aussitôt touché, converti en alcool.
Pour les enfants, c’est une autre histoire. Il faut une décision de justice. Et l’affaire doit suivre son cours. Un réquisitoire introductif d’instance du Parquet de Béthune conclut que, "en raison des mauvais traitements, des exemples pernicieux d’ivrognerie habituelle, les époux Dumortier compromettent la santé et la sécurité de leurs enfants, et qu'il y a lieu de les priver de la puissance paternelle". Jugement est rendu dans ce sens, le 18 juillet 1946, par le tribunal de Béthune. Kléber Dumortier est déclaré déchu de ses droits paternels.
C’est le début du drame. En entendant la sentence, Dumortier s’écrie, en quittant l'audience :
- Vous voulez m'enlever les gosses ? Eh bien ! vous pouvez toujours venir les chercher. Je vous garantis que l’Assistance publique ne les aura pas vivants ! Ces propos, qui les prendrait alors au sérieux ? On se contente de hausser les épaules de pitié devant cette menace toute gratuite que l’on considère comme un serment d’ivrogne. Et les jours passent. La justice est une vieille dame lente à se mouvoir. Comment ne pas s’étonner que, pour des décisions aussi graves et destinées à protéger des innocents, les formalités de procédure ne soient pas simplifiées à l'extrême ? Pourquoi ne pas avoir avisé aussitôt la municipalité de Haisnes-lez-La Bassée qu’une mesure de déchéance venait de frapper des Dumortier et que leurs enfants devaient être confiés sans délai à l’Assistance publique ?
Bien sûr, tout n’est pas aussi simple. Il faut un certain temps pour notifier un arrêt, respecter les formes, et l’on ne retire pas sept gosses d’un toit paternel comme on retire un permis de conduire à un chauffeur devenu dangereux pour la sécurité publique.
Pour Dumortier, en tout cas, la chose est claire : on veut lui enlever ses gosses. Et, depuis le jour où le tribunal a pris, devant lui, cette décision, il vit avec cette obsession en tête : faire échec à une mesure que, dans son inconscience, il juge inhumaine. Il y a, au fond de cet homme déchu par l’alcool et aveuli par son foyer sordide, un vieux reste de dignité paternelle. A la pensée qu’il ne reverra plus ses gosses, il se sent pris d’un sursaut de révolte. Non, la société est vraiment trop cruelle. Au fond, ces gosses, il les aime bien quand même. Il les aime à sa manière, voilà tout. S’il les frappe quand il est ivre, il convient qu’il a tort et il s'en repent.
Les jours passent. Et, chaque jour, Dumortier répète à ses enfants :
— De méchantes gens veulent vous enlever. Si l’on vient pour vous emmener, si vous entendez une voiture s’approcher de la maison, sauvez-vous. Je saurai vous défendre...
Et il ajoute, en serrant les poings :
— Faites donc des enfants ! Voilà comment on vous récompense !
Imagine-t-on ce qu’a pu être la vie de ces malheureux gosses qu’une mère indigne et souvent ivre laisse sans soins, mais que, jour après jour, depuis près de quatre mois, le père entretient dans la terreur d’un enlèvement... Pourtant, à mesure que les semaines se suivent, Dumortier semble se rassurer. A-t-on renoncé à lui prendre ses enfants ? Il finit par le croire lorsque, un mercredi de l’autre semaine, le garde champêtre arrive.
— Kléber, je viens te notifier l’arrêt du tribunal de Béthune. Attends toi, dès demain, à voir mettre le jugement à exécution.
— Eh bien ! on verra ce qui arrivera si l’on ose toucher à mes gosses, répète le mineur, qui songe aussi qu’après le départ des enfants l’argent des allocations ne rentrera plus au foyer.
Vingt quatre heures s’écoulent. Vers neuf heures et demie, le lendemain soir, les voisins des Dumortier sont réveillés par une odeur de bois brûlé. Ils s'inquiètent, vont entr’ouvrir la porte et, soudain, poussent un cri de stupeur. La maison du mineur est en feu. Le vent qui souffle en tempête dans la nuit noire rabat dangereusement les flammes. On donne l’alerte. On organise des secours. On s’approche des murs calcinés. La maison est vide. Personne dans les pièces., Ni le père, ni la mère, ni les gosses.
La famille Dumortier s’est enfuie... Où ? On s’interroge. On procède aux premières recherches. On apprend par un garagiste du pays, à qui Dumortier, toujours en congé de maladie, donne quelques coups de main, que le mineur a acheté, l’après-midi, deux litres d’essence, sous le prétexte de nettoyer un sommier. L’inquiétude commence à naître dans les esprits. Aurait-il agi selon un plan soigneusement prémédité, mis sa terrible menace à exécution ?
Séparé de la cité-jardins par des champs et un remblai de chemin de fer, il y a, tout près, à une centaine de mètres, un canal... Un canal dont, à cette heure, l’eau noire s'ouvre comme une veine de diamant sombre entre deux berges à pic. On scrute l’horizon. Rien ne bouge. Tout est désert et silencieux. Là-bas, vers La Bassée, les fenêtres illuminées d’une distillerie découpent sur l’écran opaque de la nuit des carrés de lumière jaune. On devine, perdues dans le brouillard de novembre, de tremblantes fumées blanches. Un feu rouge et vert scintille au-dessus du ruban d’acier de la voie ferrée. Il est décidément trop tard pour poursuivre les recherches. Il faudra attendre le jour. Et, le lendemain, on retourne vers les bords de ce canal dont le voisinage devient, dans l’esprit de chacun, une sorte de hantise. Soudain, dans un trou du talus, on découvre une petite culotte d enfant ! On se penche. A cet endroit, l’herbe a été foulée. La trace de pas est très nette. On écarte les herbes. Nouvelle découverte. Un gendarme ramasse un de manteau et un ruban de fillette. On recconnait celui que portait dans les cheveux l'ainée des énfants, la petite Félicie, âgée de 15 ans. Les soupçons se précisent. L’angoisse est à son comble. Et pourtant, on n’ose encore imaginer le pire, le drame atroce, hallucinant, du suicide collectif. Alors, on décide de faire appel aux services des Ponts et Chaussées pour faire opérer des sondages.
Dimanche, deux péniches sont amenées sur les lieux. De son bachot, l'un des mariniers vient de lancer son crochet, lorsque, soudain, sentant une résistance, il s’écrie :
— J’en tiens un !
Ce n’était pas un seul corps qu’il venait de harponner mais un véritable chapelet de cadavres liés les uns aux autres par une corde passée à la ceinture ! Et, fendant la foule terrifiée qui, massée sur les berges, assiste à la scène, un homme se précipite. C’est l’un des frères de Kléber. Il a compris que la menace tant de fois proférée a bien été mise à exécution. D’une famille de neuf personnes, il ne reste plus que neuf corps de noyés raidis par la mort...
— Ah ! le misérable ! s’écrie-t-il, il a fait ce qu’il avait dit !
L’esprit demeure confondu devant une tragédie aussi monstrueuse.
On a vu des mères désespérées se jeter à l’eau avec leur enfant. On a vu des hommes ouvrir le robinet du gaz et entraîner dans la mort leur femme et leur gosse. On n’a jamais vu un être humain se ligoter avec sa femme et ses sept enfants et s’engloutir avec eux dans les eaux d’un canal ! Car, on a beau épiloguer, il plane, malgré tout, sur ce drame un épais mystère que nul ne pourra jamais éclaircir. On se dit : comment est-ce possible ? Tant de points d’interrogation se posent Que l’on frissonne d’horreur devant une telle énigme. On voit bien ce père alcoolique et dément préméditer son plan de destruction, cette farce macabre qu’il veut jouer à la société : faire table rase, tirer un grand trait sur sa vie de misère, tout engloutir dans le néant, sa maison, sa femme, ses gosses. Mais reconstituer les différentes phases de son crime ?
Première question : est-ce après avoir arrosé d’essence ses meubles et sa paillasse qu’il conduit sa femme et les petits sur les bords du canal ? Ou bien, comme certains le supposent, a-t-il déjà ligoté sa famille, quand il revient à travers champ pour mettre le feu à sa maison ?
Un voisin m'a dit :
— J’ai vu Dumortier et sa femme ce soir-là. Ils ne semblaient pas ivres. Dumortier avait envoyé le petit Joseph, le plus éveillé des garçons, m’emprunter un pied-de-biche. J’ai remarqué que le gosse était habillé et chaussé comme pour une sortie. Il m’a dit que son père voulait réparer des galoches. Je ne lui ai pas posé d'autres questions.
On a aperçu, dans la journée, les gosses qui s’amusaient avec une longue corde. Qui aurait pu imaginer l’affreuse tragédie dont cette corde va être l'instrument. Dumortier est-il parfaitement de sang-froid quand il commet son crime ? Et sa femme qui, à n’en pas douter est consentante, est-elle aussi tout à fait lucide ? Qui pourrait le certifier ?
Et ces pauvres gosses qu’on entraîne, en pleine nuit, dans cette promenade sans retour, quel prétexte, quelle explication leur a-t-on donnés ?
Sans doute Dumortier les a-t-il, une fois de plus, effrayés en leur répétant qu’on va venir les enlever et qu’il leur faut aller se cacher pour que personne ne puisse trouver leur trace. Prend-il prétexte de la nuit noire pour les attacher l’un à l’autre en cordée ? Jusqu’à cette minute, on suit bien par la pensée ce groupe d’ombres tragiques qui se hâte vers le canal. On les voit, courbant la tête sous le vent qui claque, escalader le remblai de la voie ferrée, se blottir un instant dans cette excavation creusée à même le talus, comme un dernier relais avant la mort. Mais après ?
On a retrouvé les corps liés l’un à l’autre par la ceinture. Il semble que c’est la femme qui ait été attachée la première. La corde était nouée autour de sa taille, passait ensuite autour de celle des enfants — trois d'entre eux savaient nager — et s'enroulait autour du père qui avait ligoté sur sa poitrine le dernier né, le petit de deux ans, celui que l’on retrouvera avec unç tétine pendue autour de son cou. Comme il restait encore assez de corde, Dumortier l’avait enroulée une deuxième fois autour de ce paquet humain et s’était laissé basculer de tout son poids pour entraîner sa femme et ses gosses... Il avait, quand on le retira, de la vase jusqu'aux genoux. A-t-il, alors qu’il s’enfonçait déjà, exercé une dernière pression pour attirer les corps au fond de l’eau ?
On retrouva sur lui une montre qui marquait 10 heures 20 et un vieux portefeuille où il avait épinglé la copie du jugement qui le déclarait déchu de sa puissance paternelle. Les gosses avaient la tête enveloppée d’une sorte de cache-nez qui leur bandait les yeux. Ces cache-nez étaient faits de morceaux de drap découpés dans une vieille couverture de laine.
Par ün suprême souci d’humanité, ce père démoniaque et cette mère inconsciente avaient-ils voulu épargner à ces innocents la dernière vision du monde de ténèbres qui se refermait sur eux ?
Dans l’hospice où il traîne ses derniers jours, le vieux grand-père se réchauffe près du poêle du dortoir commun. On est venu lui apprendre l’affreuse, l'incroyable nouvelle. Il est resté, un moment, silencieux, comme foudroyé. Puis, se souvenant de son long calvaire, il a murmuré :
— C’est elle, la mère, la responsable de tout...
Au cimetière, après le maire, le délégué des mineurs a pris la parole :
— L’action de la justice est éteinte, a-t-il dit. Mais Kléber Dumortier et sa femme sont jugés devant la conscience des hommes. Il est dur, bien sûr, d’élever beaucoup d’enfants. Mais tous ceux qui ont, ici, des cheveux gris ne se souviennent-ils pas du temps où les familles nombreuses ne bénéficiaient pas des avantages sociaux accordés aujourd’hui ?
Les frères de Kléber ont repris, le lendemain, le chemin de la mine. La fosse aux neuf cercueils s’est refermée. Dernière image de l'horrible drame, il reste, au bord d’une route et d’un jardin abandonné, une maison aux murs noircis, des gravats calcinés, un vieux sommier déjà rouillé par la pluie...
Un jour, on démolira, pour la rebâtir, la maison du malheur. Mais le souvenir de cette inhumaine tragédie s’effacera-t-il de la mémoire des hommes ?
AU PAYS DES "GUEULES NOIRES" - LA CORDÉE DE LA MORT (article publié en décembre 1946)
__________________________________________
ACCUEIL | LE NORD ET UN PEU DE BELGIQUE | DRAME NOIR AU PAYS NOIR (1946) |
bachybouzouk.free.fr