PRENDS-EN DONC DEUX

Une jeune femme peu fortunée entre avec son petit garçon dans un magasin pour y choisir un fourneau économique.

— Tenez, Madame, lui dit le marchand en lui en montrant un, si j’avais un conseil à vous donner, ce serait de prendre celui-là; c’est ce que nous fabriquons de plus avantageux.

— Sous quel rapport ?

— Sous le rapport de la dépense; vous économisez la moitié du charbon.

— Eh bien! je le prends.

— Maman, fait alors le petit garçon en tirant sa mère par sa robe, prends-en donc deux, comme cela lu économiseras tout le charbon.

Le maître de l'heure, c'est bien ce personnage jovial et robuste qui monte sur son dos le charbon aux étages et que Paris, dans son argot pittoresque, désigne nous le nom de "bougnat". Tout le monde l'attend, le brave bougnat , tout le monde l'espère. Nous apportera-t-il ce "pain de l'industrie" qui est aussi le pain de la cuisine ? C'est là une des grosses préoccupations du moment.

Ah ! la civilisation et le progrès nous ont créé, bien des sujets d'inquiétude ! ... Auront-nous du charbon pour nous chauffer ? Aurons-nous du gaz et de l'électricité pour nous éclairer ?. Nos aïeux ne connaissaient pas toutes ces angoisses. Ils s'éclairaient à la chandelle de suif ; et, comme on n'avait pas encore déboisé un peu partout à tort et à travers, ils n'avait qu'à se baisser pour ramasser de quoi se chauffer.

Sauf dans les régions où elle se trouvait à fleur de terre , la houille était totalement ignorée et, dans ces régions même, pendant des siècles, les plus absurdes préjugés firent négliger aux hommes la merveilleuse richesse que leur fournissaient la nature.

A Paris, il y a peine cent ans qu'on a commencé à utiliser le charbon pour les besoin domestiques. Mais son usage s'est si rapidement et si impérieusement imposé que ce combustible, si longtemps dédaigné, nous est devenu indispensable, et que, s'il venait à nous manquer ou seulement a se raréfier, toute notre organisation économique en serait profondément. bouleversée.

Le charbon est un des besoins primordiaux de notre civilisation. Il est, en ce moment, l'objet des plus graves préoccupations chez toutes les ménagères, chez tous les industriels, et aussi chez ceux qui nous dirigent et qui ont pour mission de ne nous laisser manquer de rien. Partout, avec la même impatience, avec la même anxiété, chacun attend le charbonnier, maître de l'heure.

Est-ce à dire, parce que la pénurie du charbon se fait sentir cette année, que nous devons craindre de voir, dans l'avenir, le précieux combustible se raréfier de plus en plus ? Non, certes ! Les seules raisons de cette pénurie momentanée sont dans les difficultés créées par la guerre et les destructions opérées par les Boches dans le Nord et le Pas-de-Calais. Mais si la production nationale s'en trouve provisoirement réduite, nous aimons à croire que celle de l'Allemagne y suppléera, et qu'on arrivera enfin à en organiser le transport en temps utile pour que la France n'en souffre pas.

En tous cas, le monde n'est pas près de manquer de charbon. D'après une statistique récente, les gisements houillers de l'Angleterre et de l'Irlande sont estimés à 190 milliards de tonnes et, comme l'extraction annuelle se monte 266 millions de tonnes, ces gisements ne seront épuisés que dans sept cents ans. En France, notre sous-sol contiendrait 18 milliards de tonnes, et nous aurions du charbon pour quatre cent vingt ans. Ces chiffres seraient à peu près les mêmes pour la Belgique. Les réserves des charbonnages allemands seraient estimés à 410 milliards de tonnes et suffiraient pour une durée de dix-huit cents ans. En Russie d'Europe, il y aurait encore du charbon pour près de deux mille ans, son sous-sol renfermant 18 milliards et demi de tonnes et l'extraction annuelle étant évaluée à 27 millions de tonnes. Nous devons ajouter que les réserves en charbonnage des Etats-Unis et de l'Asie sont fort importantes avec respectivement 3.838 milliards de tonnes et 1.279 milliards.

Tranquillisons-nous, donc sur le sort de nos enfants, de nos petits-enfants et même de nos arrière-petits-enfants : ils auront du charbon... Ils en auront si les mineurs veulent bien l'extraire, si les chemins de fer veulent bien le transporter, si le charbonnier veut bien le leur monter... C'est la grâce que nous leur souhaitons... et que nous ne pouvons, hélas ! que nous souhaiter à nous-mêmes pour le moment.

publié en 1919