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Ceci se passait en France

 

ARLETTE BLANC - Elle leur demandait de l'eau , mais cela les faisait rire...

 

 

 

 

On a beaucoup parlé de la tragédie du Vercors. Les meilleurs journalistes, les reporters les plus consciencieux se sont penchés sur cette matière (j’emploie ce mot à dessein) et l’ont remuée en tous sens. Mais ils étaient pressés par l’actualité et par le nombre ; ils n’ont pu parler complètement d’Arlette Blanc qui est, à elle seule, par son jeune âge, douze ans, et par l’invraisemblable longueur de son supplice, le symbole de Vassieux.

Les boches ont atterri à Vassieux-en-Vercors par planeurs, le 21 juillet, à neuf heures du matin. C’étaient de jeunes troupes de seize à dix-huit ans. "Nous les avons vus arriver, dit un témoin, comme des fous." Ils sont entrés dans la maison où se cachaient les Blanc : la grand-mère, qui s’est évanouie à leur vue, les deux tantes, Mme Blanc et ses quatre enfants.

La maison a été déménagée. Tout ce qu’elle contenait "d’intéressant" a été déménagé, rassemblé sur le sol, non loin. Pendant ce temps, les Blanc se groupaient où ils pouvaient, dans un cellier, pour ne pas gêner "l’opération". Quand ils ont eu fini, les "déménageurs" sont allés ailleurs, sauf deux ou trois qui étaient devant la maison et qui attendaient on ne savait trop quoi.

C’est alors que la maison a éclaté. Une bombe avait été cachée dedans à l’insu des occupants. Un incendie s’est déclaré dans les décombres. Survivaient Mme Blanc, qui était assise sur un tas de gravats et qui, prise par la partie inférieure du corps, ne pouvait se dégager. Arlette, prise, elle, par le pied et dans la même impossibilité. Le petit Maurice, âgé de dix-huit mois, qui pleurait et qui pleura sans discontinuer jusqu’à ce qu’il mourut, tout le jour et toute la nuit, et dont la voix sortait de quelque part. Enfin, en plus de la petite Danielle, âgée de quatre ans, qui fut calcinée, brûlée vive en quelques instants, sa sœur plus âgée, Jacqueline, qui se trouvait dans la zone d’un feu patient et sinueux qui n’arrivait pas à jaillir, qui pleurait aussi et criait : "Maman, mon pied brûle." On ne sait pas très bien quand elle cessa de crier.

Ce qui est la marque du martyre des Blanc, c’est la patience et la longueur de leur supplice avec cette succession de jours et de nuits où les enfants ont peur la nuit. Le hameau était désert de tous les habitants. Ils s’étaient enfouis dans des grottes voisines d’où les Allemands, avec un instinct sûrement aiguillé par les trahisons miliciennes, devaient les déloger à coups de mitraillettes et de grenades, blessant encore M. Blanc, grand-père des enfants, puis le fusillant allongé, portant ainsi à neuf le nombre des victimes de cette famille. Sa fille, qui l’acompagnait, fut successivement délogée des grottes où elle se croyait à l’abri. Probablement pour que son supplice continuât d’autre façon.

Mais revenons au village fumant. Le déménagement y continuait, les incendies éclataient l’un après l’autre dans les maisons dévastées. La soldatesque, cette étrange soldatesque de seize à dix-huit ans, vaquait à ses dévastations. Le bébé de Blanc pleurait toujours. La première nuit tomba. Les boches s’étaient retirés un peu en dehors du village. Arlette et sa mère parlaient, étonnante conversation que cette conversation dans la nuit de ces êtres pris par le corps comme des plantes. A côté de Mme Blanc était tombé un garde-manger. Il y avait dedans quelques "tomes" et, dans une bouteille, un peu de vin. Le bébé pleurait... La petite... s’était tue. Arlette dit qu’après avoir tant pleuré et crié, elles l’avaient appelée une fois, mais elle n’avait pas répondu.

Il n’y a rien pour meubler le jour qui suivit, la nuit qui suivit, si ce n’est encore que le petit Maurice, au matin, ne répondit plus ; si ce n’est le chien qui rôdait, les boches qui vinrent faire le tour. On entendit au loin des coups de feu.

On ne sait quand vint le "Mutilé". Arlette a dit qu’un mutilé, qui avait pu à grand’-peine se dégager après quarante-huit heures d’efforts, s’approcha d’elles. Il était tellement épuisé qu’il ne pouvait pas les aider. Alors il dit qu’il essaierait de gagner Saint-Agnan, de leur envoyer du secours. "Regardez mon pauvre petit", lui dit Mme Blanc. Mais il y aurait eu trop de choses à regarder ! Il leur proposa son manteau. Arlette dit qu’il le donnât à sa maman, qu’elle n’avait pas froid. Le "Mutilé" partit.

On se demande ce que purent se dire Mme Blanc et Arlette jusqu’au moment où Arlette ne parla plus parce que sa maman était morte. Le soleil se levait déjà depuis trois jours. Il y en avait quatre que les "choses" s’étaient produites. Les cadavres sentaient bien fort. Arlette était sur les cadavres qui commençaient à se décomposer. Il y avait ceux de sa tante et de sa grand-mère. Elle était en outre prise par les pieds et dans un équilibre tel qu’elle devait s’appuyer en avant mi sur une poutre, mi sur un cadavre. C’est comme ça qu’elle dura du vendredi matin où s’était produite l’explosion jusqu’au jeudi où on la dégagea. Elle avait soif... Ce qui la fit le plus souffrir, c’est la soif. Elle l’a expliqué. Elle a dit aussi que, de temps en temps, les jeunes Allemands venaient la voir au milieu de son charnier. Alors Arlette pensait qu’ils comprendraient si elle leur demandait de l’eau. Ils comprenaient, en effet. Mais cela les faisaient rire. Ils avaient les mains derrière le dos et ils riaient.

"Arlette parlait comme une grande personne, a dit l’abbé à M. Blanc, c’était une enfant, mais, quand je l’ai retirée de dessus les morts, elle avait tant vu de choses et tellement eu le temps de penser qu’elle parlait comme une grande personne." On la fit boire et manger. Elle dura encore huit jours. "Elle avait tant de courage à vivre", a dit son père. Elle s’en serait certainement tirée. Elle n’avait presque rien. Au pied qu’une contusion. Mais il y eut le tétanos. Le curé de Vassieux essaya bien d’aller à Saint-Agnan pour prendre des remèdes, mais le colonel allemand qui commandait là-bas ne le laissa pas remonter. Et Arlette, qui l’avait supplié : "Ne me laissez pas seule, monsieur le Curé", mourut.

Voilà! J’ai vu M. Blanc. Mais sa voix a l’air de venir d’ailleurs. Elle vient de là où ça s’est passé et il est possible que ce ne soit pas tout à fait dans le même monde que le nôtre. Ni pour lui, ni tout à fait pour nous. Quant à Arlette !... Vassieux se reconstruira. U le faut ! Ou alors pourquoi vivrions- nous nous-mêmes ? U y aura des maisons et des rues. Au coin d’une rue, je pense, il pourrait y avoir une fontaine, un endroit frais où les enfants, revenus là, pourraient boire. Au-dessus de la fontaine, il y aurait une plaque de marbre : "Arlette Blanc", avec un petit fronton de verdure. Et la fontaine, avec sa voix fraîche et cassée, essayerait de raconter, en souvenir de la petite fille qui parlait comme une grande personne, quelque chose de meilleur, que nous essayerions de faire. Tous.

 

André SEVERAC.

 

Ce texte a été publié en mai 1945

 

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Arlette Blanc - Née le 15 juin 1932 à Compiègne (Oise), fillette massacrée le 21 juillet 1944 à Vassieux-en-Vercors (Drôme) et morte des suites de ses blessures le 31 juillet.

 

Le 21 juillet 1944, des avions militaires allemands atterrissent à Vassieux-en-Vercors, la commune est quasiment détruite, 73 civils sont massacrés.

 

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Vassieux-en-Vercors - juillet 1944

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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