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Le patriote démolisseur de la Bastille
On peut être un excellent républicain, mettre des drapeaux à sa fenêtre pour célébrer le 14 juillet et déplorer, malgré tout, la démolition de la Bastille. Pour ma part, je ne traverse jamais la place qui porte son nom, et qu'une colonne de bronze, une gare de chemin de fer et d'innombrables rails de tramways ne parviennent pas à embellir, sans maudire le patriote Palloy qui, voilà cent quarante - cinq ans, donna les premiers coups de pioche dans les murs de la vieille forteresse.
Avec elle, le Paris du dix-huitième siècle perdait l'un de ses plus curieux décors, notre architecture militaire un de ses plus rares spécimens, et l'histoire de notre pays un de ses plus imposants témoins. Imaginez un instant les Anglais jetant par terre la Tour de Londres et demandez-vous si le patrimoine artistique de leur capitale ne s'en trouverait pas appauvri.
Certes, la reddition de la Bastille, ce brusque triomphe de Paris dressé contre l'autorité de Versailles, pouvait enfiévrer les esprits. On s'était battu de longues heures, on avait perdu beaucoup de monde, on s'était cru bafoué par de Launay, trahi par l'Hôtel de Ville, menacé par les troupes royales qui campaient à l'Ecole militaire; et puis, soudain, les portes s'ouvraient! Une foule hurlante s'engouffrait sous les voûtes de l'édifice, faisait sauter chaînes et verrous, se bousculait dans les escaliers, apparaissait en haut des tours, et, aux signaux des premiers arrivés, bientôt le peuple répondait par un immense cri de victoire.
Mais, une fois la partie gagnée. quel besoin avait-on de détruire ? Cette Bastille, qu'on occupait, pouvait devenir un point d'appui, ou, au besoin, servir de gage. Bref, le cas de la fameuse prison n'était nullement désespéré, quand un personnage de comédie, qui se croyait doué pour l'épopée, Palloy, maître maçon de son état et garde national par civisme, eut la fâcheuse idée d'entrer en scène.
A peine l'élan des vainqueurs l'avait-il entraîné au sommet de la Bastille qu'il eut comme un éblouissement. Cette masse de pierre le fascinait, et, tel un héros balzacien mesurant le champ de ses conquêtes, il disait : "A nous deux, maintenant!"
Quelques heures plus tard, il revenait, suivi de deux cents ouvriers armés de pelles et de pioches. Et les premiers créneaux de la Bastille tombaient lourdement dans les fossés, aux applaudissements de la foule.
Pierre-François Palloy (1755 - 1835)
Le lendemain, dès potron-minet, l'offensive s'est précisée. Notre homme a maintenant sous ses ordres une armée de huit cents travailleurs, et tout ce monde cogne de plus belle. Sans avoir reçu le moindre mandat, sans être couvert par aucun ordre, Palloy s'est nommé lui-même démolisseur de la prison, de même qu'il s'est sacré fièrement "patriote pour la Vie !" Et quand l'Assemblée des électeurs qui siège à l'Hôtel de Ville va se décider à dire son mot, elle ne pourra que sanctionner une situation de fait, en exigeant que la Bastille soit " démolie sans perdre de temps".
Recommandation bien superflue, si l'on songe avec quelle ardeur travaille le hardi citoyen. Dès les derniers mois de l'année, les murs dépassent à peine le sol. Palloy a presque été trop vite, et comme sa petite armée proteste contre toute idée de démobilisation, il faut trouver, pour l'occuper, mille besognes accessoires. C'est alors que le génie du patriote se révèle dans toute son ampleur. Avec les pierres de la Bastille, il va fabriquer des souvenirs dont il inondera le pays : dalles ornées du plan de l'édifice ou d'inscriptions grandiloquentes : "Sur ces pierres les Français libres aiment à aiguiser leur courage.", maquettes de la forteresse expédiées en grande pompe aux quatre coins de la province, tabatières, statuettes, encriers, reliques plus ou moins singulières, comme ces dominos en marbre — du vrai marbre de la Bastille — galamment offerts au Dauphin "pour servir aux jeux de son enfance", ou comme ces boites renfermant "des fragments d'une croûte de trois à quatre lignes d'épaisseur formée à la voûte des cachots par l'haleine des prisonniers !"
La manie distributrice de Palloy ne connaîtra bientôt plus de bornes, non plus que son effervescence lyrique. Il sera l'homme d'une démolition comme on est l'homme d'une idée. Tout gonflé de son importance, sans cesse il voudra jouer un rôle, dans les cérémonies publiques, à la tribune de l'Assemblée, parmi les troupes de Dumouriez, jusque sur la route de Varennes où il essaiera vainement de rattraper "l'infâme" Louis XVI.
Et cette soif de popularité poursuivra le pauvre bonhomme même après la Révolution quand il se sera retiré à Sceaux, pour y vivre en famille, assez modestement, dans une maison qu'il s'est construite avec des matériaux de la Bastille...
Son excellent historien, M. Henri Lemoine, nous le montre là vieilli, presque ruiné, mais essayant encore d'attirer l'attention sur lui par le rappel de son passé et par de naïves flagorneries à l'adresse de tous les régimes. En 1808, l'impératrice Joséphine reçoit de lui une pièce de vers :
Joséphine est des malheureux
Le soutien, l'appui tutélaire...
L'année suivante survient le divorce, mais un prénom est si peu de chose!. Et Palloy de reprendre la plume :
Marie-Louise est des malheureux
Le soutien. l'appui tutélaire...
Et il ne se troublera pas davantage quand il remerciera Louis XVIII de lui avoir accordé, par une singulière complaisance, la décoration de la Fleur de Lys :
Toujours je fus fidèle aux lois de mon pays
Et quel qu'en fût le chef, toujours je fus soumis.
Ne vous semble-t-il pas entendre par avance la profession de foi de l'immortel Joseph Prudhomme? Et de fait, entre les deux personnages, bien des analogies nous frappent. Tous deux étaient gardes nationaux, tous deux adoraient l'éloquence et tous deux changeaient d'opinion chaque fois que tournait la girouette.
Si je préfère le maître d'écriture d'Henri Monnier au maître maçon de 1789, c'est qu'en matière de démolitions un porteplume est moins dangereux qu'une pioche. Excusons pourtant le pauvre Palloy qui fut l'homme de son époque et gardons-nous surtout de lui jeter la pierre. Il serait capable de la ramasser et d'y sculpter un nouveau plan de la Bastille, pour en faire hommage aux Soviets, au Saint-Père ou au duc de Guise.
texte de Jean Robiquet publié en 1934
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