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Jamais, non jamais, on ne s’est aussi ouvertement entretenu, dans nos maisons, du prix des vivres et de la question ménage qu’en ce moment. En plein salon, les hommes en dissertent, les dames, s’interrogent, se font des confidences, comptent, calculent...
— Dites-moi, chère amie, quel prix payez-vous les pommes de terre?
— Moi, j’ai acheté, ce matin, un poulet qui m’a coûté 12 francs, un petit poulet de rien du tout.
— Et le charbon !... et les étoffes! et les bottines !... et tout enfin! C’est affreux!...
Vous avez raison, mesdames; c’est affreux, mais, comme c’est un des effets de la guerre, il faut le supporter courageusement. Cela passera avec la victoire et, en attendant, il est infiniment consolant de penser que cela nous ramène aux saines habitudes d’autrefois. Voyez-vous, mes chères lectrices, "toujours, à quelque chose, malheur est bon". Celui-ci est en train de nous mater; nous glissions sur une pente fatale, et voici qu’il nous rend les qualités de nos ancêtres, ces belles dames qui nous ont laissé de si jolis souvenirs.
Mme de Maintenon écrivait à sa belle-sœur qui possédait 15.000 livres de rentes : "La viande coûte 5 sous la livre, le sucre, 11 sous. Vous avez dans la maison : monsieur, madame, trois femmes, quatre laquais, deux cochers, un valet de pied, en tout douze personnes.
Comptons par jour :
Pain : 1 liyre 10 sous
Vin : 1 livre 10 sous
Beurre : 2 livres 10 sous
Fruits : 1 livre 10 sous
Bougie : 10 sous
Chandelle : 8 sous
Vous n’avez besoin,dans la maison, que de deux feux pendant quatre mois, outre le feu de la cuisine.
Par an, dépense pour ia nourriture de tous, le bois, le vin, etc., 6.000 livres.
Habits, carrosses, nourriture des chevaux 4.000 livres.
Loyer :1.000 livres
Habits, opéra, magnificences de monsieur : 3.000 livres
Gages et habits des gens : 1.000 livres
Total : 15.000 livres.
Vous voyez, ma chère sœur, que vous êtes très riche avec cette somme et que vous pouvez vivre tout à fait en princesse."
Je conviens qu’en 1679, époque à laquelle est datée cette lettre, les dépenses de ménage n’étaient pas ce qu’elles sont aujourd’hui; aussi n’est-ce pas comme exemple de budget que je la cite ici, mais comme preuve indéniable que compter avec soi-même peut s’allier avec l’esprit, la grâce et une haute position sociale.
La charmante marquise de Sévignè, elle aussi, avait de l’ordre et savait borner ses dépenses.
Que si vous désirez des exemples encore plus illustres, nous pouvons monter et atteindre jusqu'au trône : Frédéric le Grand savait le prix exact de tout ce qui se dépensait dans son palais; il débattait chaque jour avec son premier maître-d’hôtel les dépenses de sa table, et il connaissait en sous, livres et deniers, le prix de chaque plat qui était servi devant lui.
Napoléon tenait aussi à régler sa dépense, et nous savons qu’il entrait dans des détails si intimes à ce sujet, qu’après un voyage à Fontainebleau, lorsque les mémoires des dépenses lui furent présentés, il les vérifia avec une si scrupuleuse attention, qu’il s’aperçut qu’on avait porté en double l’eau de fleur d’oranger mise dans la chambre des dames.
Mais le comble en. cette matière, c’est le document historique qui existe à la Bibliothèque : un règlement fait par Henri VIII, roi d’Angleterre, pour le service de sa maison, et tout entier écrit de sa main. Il prouve, avant tout, que, dans le XVIe siècle, les maisons royales étaient beaucoup moins confortables et élégantes que celles d’un vulgaire bourgeois d’aujourd’hui :
" 1° Aucune viande ne sera servie sur la table du roi au delà d’un prix raisonnable
2° Les gens de service donneront une caution convenable, pour parer à la soustraction des pots en bois de frêne et des coupes en cuivre appartenant à Sa Majesté
3° La vaisselle d’étain, étant d’un trop grand prix pour servir à l’usage journalier, on aura le plus grand soin des assiettes de bois.
4° Les femmes prodigues et dépensières seront bannies de la cour
5° Il en sera de même de toute espèce de chien, excepté un petit nombre d’épagneuls réservés pour l’amusement des dames
6° Les valets d’écurie ne voleront pas la paille de Sa Majesté pour la mettre dans leurs lits, parce qu’il leur en a été suffisamment accordé
7° Entre six et sept heures, les officiers chargés de la chambre du roi allumeront le feu et mettront de la paille dans la chambre particulière de Sa Majesté. (Dans ce temps-là, les appartements n’étaient point encore parquetés en Angleterre. En hiver, on y répandait de la paille et des roseaux et, en été, du feuillage)
8° On ne donnera du charbon que pour les chambres du roi, de la reine et de lady Marie
9° Le dîner sera servi à dix heures et le souper à quatre heures
10° Les dames d’honneur de la .eine auront une miche de pain blanc et une échine de bœuf pour leur déjeuner, etc."
Vous voyez, mesdames, que, même en temps de guerre, nous sommes loin de "l’échine de bœuf", nous autres, simples mortelles, et vous voyez aussi que l’on peut être de fort bonne maison et s’appliquer à introduire chez soi de rigoureuses économies.
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Remarque : ce texte a été publié en 1916 dans un hebdomadaire destiné aux classes aisées !
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