Larges épaules mais grand cœur, rôles de durs mais pudeur intérieure: le sourire et les fossettes de Lino Ventura n'éclaireront plus désormais que les salles obscures du cinéma. L'acteur est mort jeudi soir à 68 ans d'une crise cardiaque à son domicile de Saint-Cloud dans la région parisienne. Avec son physique de baroudeur au visage buriné, mais aussi une présence exceptionnelle, Lino Ventura avait su donner aux rôles de "durs" une dimension nouvelle dans le cinéma français.

 

Fils d'immigré italien bagarreur, il avait gardé les épaules du catcheur qu'il avait été. Mais il était aussi un homme secret qui se consacrait depuis plus de20 ans à l'association "Perce-neige" enfaveur des enfants handicapés. Né le 14 juillet 1919 à Parme, Lino Ventura, de son vrai nom Lino Borrini, était arrivé à Paris avec ses parents à l'âge de 8 ans. Indiscipliné et batailleur, il est renvoyé de l'école communale et commence bientôt une existence faite de petits boulots: groom, mécanicien, représentant ou employé de bureau. Sa passion pour la bagarre va cependant rester la plus forte, mais en se disciplinant elle va devenir son gagne-pain. A la fin des années 40, Lino Borrini devient catcheur professionnel et même champion d'Europe de lutte en 1950. En 1949, il se marie avec Odette Lecomte qui lui donnera quatre enfants : Mylène, Laurent, Linda et Clélia. Blessé lors d'un combat, il doit abandonner le ring mais ne quitte pas les salles de sport. Entraîneur, il devient aussi organisateur de combats, notamment à la salle Wagram. C'est là que son physique attire le regard du cinéaste Jacques Becker. Ce dernier lui propose un rôle dans "Touchez pas augrisbi" qui sort en 1954. C'est le début d'une grande carrière. Borrini devient Ventura et remporte en 1958, avec "Le gorille vous salue bien" de Bernard Borderie, un extraordinaire succès qui fait de lui déjà une star du cinéma français.

 

Ce "gorille" qui fit sa célébrité aurait pu rester collé à ses épaules de catcheur, mais Lino Ventura tourne des films très différents qui permettent à sa personnalité d'éclater à l'écran. Plus de 70 films, avec des metteurs en scène tels que Jean-Pierre Mehville, Louis Malle, Claude Pinoteau, Robert Enrico, Georges Lautner, Claude Lelouch, Pierre Granier-Defferre et José Giovanni. Il apparaît aux côtés de son ami Jacques Brel dans "L'aventure, c'est l'aventure" et "L'emmerdeur", dansdes rôles de comédie. Il est le père d'Adjani dans "La Gifle", le commissaire de "Garde à vue" avec Michel Serrault et plus récemment le général Dalla Chiesa, tombé sous les balles de la Mafia, dans "Les Cent jours de Palerme". Il n'a jamais eu de César du meil-leur acteur (Michel Serrault le lui a soufflé en 1981 pour "Garde à vue"), mais toute la profession reconnaît son talent.

 

Tout comme l'acteur a su ne pas se laisser enfermer dans une image de "dur", l'homme Lino Ventura détonne dans le milieu souvent factice du cinéma. Réservé, secret même, gardant des amitiés dans le monde du sport, LinoVentura n'aime pas qu'on touche à sa vie privée et le fait savoir. Et avant la mode des grandes œuvres humanitaires, il consacre une bonne partie de son existence à animer l'association "Perce-Neige" qu'il a créée avec sa femme. Touché dans sa vie par les difficultés de l'enfance inadaptée, il lutte contre les égoïsmes et les mesquineries. Car c'est en 1958 qu'était née sa fille handicapée mentale, drame sur lequel il restera toujours très discret. Sa dernière apparition pubique aura d'ailleurs été pour son association, à l'occasion de la remise à sa femme de la Légion d'honneur à l'Hôtel de Ville de Paris.

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Les stores sont baissés dans la jolie maison qu'habitait Lino Ventura, dans un parc des hauteurs de Saint-Cloud. Quelques policiers attendent sous la pluie fine qui tombe sans discontinuer. Un à un, les amis du comédien viennent lui dire au revoir, discrètement. Charles Aznavour, qui se cache derrière des lunettes noires, Roger Hanin, qui se glisse furtivement par la porte grillagée. Michèle Morgan arrive avec son mari, Gérard Oury, et la scénariste Danièle Thompson. Ils entrent vite dans la maison. Pas envie de parler aujourd'hui. Le sculpteur César n'en revient pas encore d'avoir perdu son ami avec qui il déjeunait la veille: "Nous avons ri ensemble, il avait l'air d'aller très bien. Nous avons parlé de tout, même de la mort. Lino, c'était l'amour, qu'est-ce que je peux dire de plus ?" Beaucoup de vedettes se sont succédé toute la journée, en silence. Jean-Loup Dabadie, Michel Sardou, Pierre Granier-Defferre, Charles Gérard, Jacques Deray, un ministre aussi, François Léotard. Quelques voisins du quartier s'aventurent autour de la maison, sans oser demander à entrer. La boulangère du coin a du mal à retenir ses larmes. "J'espère qu'il nous laisseront entrer nous aussi, les gens comme tout le monde", dit-elle.

 

La mort de Ventura n'a pas non plus laissé insensibles les milieux politiques. "Avec Lino Ventura disparaît un grand acteur et un hornme de cœur. Par son talent d'acteur, par sa personnalité et par l'action qu'il a menée en faveur des handicapés, Lino Ventura a été un exemple d'humanité et de générosité", a déclaré le président François Mitterrand dans le télégramme qu'il a envoyé hier à la veuve du comédien. Le premier ministre, Jacques Chirac, a évoqué un homme généreux et fidèle en amitié, qui savait se consacrer aux causes essentielles. Sa disparition subite m'attriste profondément".

 

articles publiés dans un quotidien en octobre 1987