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LE DESSIN ANIME - L’activité du "Dessin Animé" en zone non occupée 1941 -1942

 

par Pierre BRARD, cinéaste diplômé de l’Etat (E.T.C.) - publié en 1943

 

Nous n’apprendrons à aucun de nos lecteurs que le dessin animé est d’invention exclusivement française — ils le savent. Nous ne leur apprendrons pas non plus que, malgré cet atout énorme, le dessin animé moderne n’a vu le jour jusqu’ici que grâce aux efforts des Anglo-Saxons, et tout particulièrement des Américains — ils le constatent. Voilà deux éléments qui semblent tristement contradictoires pour nous autres Français ! ! !

Penchons - nous donc sur ce problème et examinons brièvement les causes de cette déficience. Nous verrons ensuite comment la bonne volonté et, qui mieux est, le courage tendent enfin à renverser la position peu enviable de cet art graphique en France.

 

Donc, le dessin animé, fruit des travaux d’Emile Raynaud, de Marey et d’Émile Cohl (Emile Courtet), eut son apogée en France avant la guerre de 1914 dans la période qui s’étend de 1908, date de sortie du premier dessin animé : Fantasmagorie, jusqu’en 1912, date à laquelle Cohl eut la surprise, au cours d’un voyage aux Etats-Unis, de voir que son invention était déjà plagiée et soigneusement étudiée par Windsor Mac Kay qui, créant un personnage nouveau : "Gertie le Dinosaure", amenait à lui la sympathie d’un public nombreux, prompt à s’enthousiasmer et prêt à soutenir tout ce qui était nouveau et dynamique. Sur ces entrefaites la guerre de 14 arriva et étendit sur l’Europe son voile... Pendant ce temps, l’Amérique continuait à s’équiper techniquement — équipement qui ne fit que s’amplifier après 1918.

Entre temps, Emile Cohl vieillissait et, sans soutien d’aucune sorte, ne pouvait faire d’élèves. Puis le film sonore fit son apparition et porta un dernier coup à ce qui aurait pu être le dessin animé français. Les Américains sont de grands enfants, de plus ils sont nombreux. Un marché admirable s’ouvrait devant le dessin animé outre-Atlantique. En effet, il réunissait toutes les conditions nécessaires et suffisantes pour une réussite certaine : La psychologie favorable d’un public enthousiaste; Des hommes toujours prêts à investir les sommes voulues pour constituer un équipement technique; Un esprit d’équipe incontestable; Un marché étendu, Et aussi, il faut bien le dire, des talents de dessinateurs sachant adapter un art à une technique, tels que : Disney, Fleischer, Pat Sullivan et quelques autres...

 

A la même époque en France, parmi les cinq éléments que nous venons d’énumérer, les quatre premiers manquaient. Pendant ce même temps, le marché européen était inondé des productions américaines qui, après avoir conquis le public du nouveau monde, enthousiasmait à son tour le public de l’ancien. Celui-ci à qui l’on ne donnait pas d’autre pâture que le dessin animé américain s’habituait à lui et ne concevait pas qu’il pût exister autre chose. Un dernier coup devait être donné aux tentatives françaises par l’avènement de la couleur en cinématographie. Alors que les bandes animées en noir et blanc disparaissaient peu à peu des salles de projection pour faire place aux dessins animés en couleurs d'outre-Atlantique, les quelques réalisations françaises se contentaient d’une technique en général trop simple ou, au contraire, s’étalaient dans un hermétisme brutal, bref, ne pouvaient lutter avec les Silly Symphonies, Blanche Neige, etc., etc. Cette situation était bien faite aussi pour ancrer dans l’esprit des Français une idée fausse — soigneusement entretenue par les bénéficiaires, à quelque titre que ce soit — des bandes américaines, à savoir que l’esprit français ne goûte pas le "comique du mouvement", il est plus sensible à l’esprit "des mots" qu’à celui du "graphisme". Quelle erreur ! Nos caricaturistes, depuis Abel Faivre, Effel, Chancel jusqu’à Carrizey et tant d’autres, prouvent le contraire.

Quoi qu’il en soit, un fait incontestable : à la veille de la guerre de 39 rien de sérieux n’avait été fait en France. Par contre, depuis l’armistice, la situation est renversée. Privés que nous sommes de la production américaine, ouverture d’un marché européen qui groupe plus de 30.000 salles obscures, révision de la programmation en faveur des courts métrages, regroupement des énergies éparses, soutien gouvernemental en faveur d’un dessin animé national, des tentatives encourageantes — quoique peut-être encore trop nombreuses et insuffisamment centralisées — sont faites dans les deux zones en faveur de la création d’une véritable industrie française du dessin animé.

 

 

"Agenor Bib", personnage de dessin animé de Marcel Floris

 

 

La table de prise de vues. Installation perfectionnée de M. Arcady

 

 

Dans notre étude d'aujourd'hui, notre but est d’examiner plus particulièrement la situation du dessin animé en zone non occupée et les espoirs qu’autorisent les efforts courageux qui sont en cours dans cette partie de la France qui, au point de vue technique et matériel, n’est évidemment pas aussi bien partagée que la région parisienne. On peut remarquer trois tentatives principales : La première est à Marseille où, sous l’égide des productions Pierre Collard, un ingénieur E.C.P., qui est aussi un artiste et un compositeur de musique, Arcady, dirige une équipe d’une dizaine de dessinateurs. Ce jeune réalisateur commença en 1937 à confectionner de petits dessins animés. A cette époque, il tournait sur un appareillage de fortune en 9,5 mm.; puis il réalisa quelques films publicitaires en couleurs par le procédé Gasparcolor.

La guerre arrive, quelques réalisations cependant pour le compte du ministère de l’Information. Après l’exode, il s’installe à Golfe-Juan et réalise à titre d’essai, avec son collaborateur Floris, des documentaires animés sur des thèses scientifiques intitulés "Les deux Pyms". Ces essais avaient, en outre, pour aboutissant de prouver qu’il ne peut être réalisé de dessins animés sans un matériel de prise de vues adéquat. En tant qu’ingénieur et inventeur, Arcady était évidemment bien placé pour imaginer, puis réaliser le matériel voulu. C’est ainsi qu’en quelques mois et au prix de difficultés sans nombre, il met au point une table de prise de vues répondant à tous les besoins : caméra automatique pour les films noir et blanc et en couleurs, montée sur une table à "ponts multiples" permettant les combinaisons les plus variées à partir des mouvements latéraux et en hauteur. Alors que tout était au point, que les films presque achevés allaient sortir, un incendie devait ravager la villa dans laquelle était installé le matériel, ainsi que les précieux négatifs, les archives — toujours si importantes dans toute affaire de dessin animé. Après cet accident déplorable, Arcady s’installe à Marseille où, pour le compte des productions Collard, il achève actuellement un dessin animé de 300 mètres ayant pour titre : Le Clocher du Vieux Manoir.

Questionner Arcady, c’est avant tout parler à un technicien, à un ingénieur, à un chercheur. Lui demander s’il est satisfait de son matériel, déjà très perfectionné, est aussi absurde que de demander à un artiste s’il est content d’une de ses œuvres. En effet, Arcady espère toujours faire mieux et considère que la technique de prise de vues, n’étant qu’un moyen et non un but, doit tout simplement être parfaite, de manière à ne jamais être gêné dans ce domaine. Ainsi, les méthodes et le matériel étant constamment en avance par rapport aux exigences du dessin, aucune limite n’est imposée à l’imagination du créateur. Personnellement, nous partageons totalement ce point de vue et c’est pour l’avoir bien souvent négligé que des réalisateurs pleins de bonne volonté, parfois même de talent, n’ont pu mener à bien l’œuvre à laquelle ils s’étaient consacrés. Bien entendu, Arcady est persuadé aussi de la nécessité d’une entente étroite entre le réalisateur, les dessinateurs, le compositeur de musique et l’opérateur de prise de vues. Ennemi du "bricolage", il ne conçoit pas qu’un dessin animé puisse être l’œuvre d’éléments dissociés ou hétérogènes.

 

 

 

L’atelier de dessin de Pierre Bourgeon. Animation et gouachage des cels

 

 

C’est à Nice, au "Centre artistique et technique des Jeunes du Cinéma", que nous trouvons l’équipe de Pierre Bourgeon. Soutenu par le ministère de la Jeunesse qui s’intéresse aux efforts de ce tout jeune réalisateur — jeune par l’âge, il a vingt-cinq ans — mais non pas l’expérience, puisque, depuis l’âge de 18 ans, il lutte pour démontrer la possibilité de faire du dessin animé en France. Elève et compagnon des dernières années d’Emile Cohl, il réalisa avant guerre des dessins animés de spectacle qui obtinrent de grands succès de sympathie. Parmi eux rappelons : Perrette et le pot au lait, et surtout Coccinelles-Ville, qui, réalisé en couleurs par Pierre Bourgeon seul, fut demandé et projeté à Paris par le circuit Cinéac en 1939, mais dont la guerre interrompit la diffusion. Après l’exode, le jeune réalisateur se consacra à des études théoriques de son art et mit au point sur le papier une organisation. Puis, avec de petits moyens il s’installa à Cannes-la-Bocca où, avec une équipe réduite et des difficultés quasi insurmontables, il réalisa quelques films de propagande. Finalement, en février 1942, il se joignit au Centre artistique et technique des Jeunes du Cinéma; là, après avoir constitué une équipe et perfectionné son matériel, il réalise depuis cette époque des dessins animés techniques et vient de terminer une bande intitulée : Cigalon chez les fourmis, Après l’orage, film humoristique de propagande, d’une durée de quatre minutes environ, réalisé pour le compte du ministère de la Jeunesse.

Pierre Bourgeon, qui est dessinateur, animateur et... inventeur — comme tout cinéaste de dessin animé qui se respecte — a mis au point des méthodes de travail et des appareils ingénieux qui permettent de réduire considérablement le travail de l’équipe. Il a même inventé une machine à animer les dessins, qui permet d’obtenir d’une manière purement mécanique la plupart des dessins intermédiaires. Rappelons à ce sujet que les séries de cartons de dessins animés sont constituées par des dessins de bases ou dessins "extrêmes" et par les "intermédiaires" qui relient les premiers entre eux.

Pierre Bourgeon est, d’autre part, certainement le réalisateur de bandes animées qui a le mieux compris l’art de se passer de "la couleur" — cet élément artistique si attrayant des dessins animés américains. En effet, Pierre Bourgeon, qui possède une grande technique et a fait son profit de l’étude des dessins animés américains — aussi bien en noir et blanc qu’en couleur — possède cette science des rapports des gris "photographiques" d’un dessin. Simplement par le dosage des valeurs de gris de ses décors et de ses personnages, il sait donner un relief saisissant à ses dessins. Très bon animateur et connaissant toutes les "ficelles" du métier, il sait obtenir les effets maximum avec un minimum d’efforts. Entouré de dessinateurs avertis et d’une équipe d’animatrices en formation, il espère pouvoir d’ici peu réaliser des dessins animés de spectacle.

Partisan convaincu du genre "américain", il n’est pas l’ennemi pour cela d’un genre spécifiquement français, mais estime que c’est progressivement — et progressivement seulement — que les Français pourront s’affranchir du genre anglo-saxon. Longtemps gêné par un manque de matériel, en particulier de matériel de prise de vues, il a conçu et imaginé, avec l’aide de ses collaborateurs immédiats et d’un ingénieur spécialiste, une table de prise de vues qui sera certainement l’une des plus perfectionnées d’Europe. Ce matériel, qui est à l’étude, permettra tous les trucages habituels au dessin animé, y compris la prise de vue sur divers plans. Eventuellement, la caméra est conçue de manière à pouvoir utiliser tous les procédés en couleurs qui peuvent se présenter.

 

C’est enfin à Villefranche-sur-Mer que se trouvent les frères Giaume qui, eux aussi, soutenus par les pouvoirs publics, nantis de commande de l’Etat, réalisent dans le secret des bandes animées d’un genre spécial. Les frères Giaume prétendent que l’on peut arriver à animer des gravures dans le genre des Durer ou des gravures sur bois. Leur système appelé "Plastigraph" doit, selon eux, révolutionner la technique moderne.

Installés dans des studios aménagés avec le plus grand soin, les frères Giaume, qui sont d’anciens architectes, se consacrent dans le silence à leurs travaux. Un de leurs films, La Flûte enchantée, construit sur le thème du célèbre opéra de Mozart, doit sortir prochainement et recevoir le verdict du public.

 

Voici donc le résumé des efforts et les conceptions de ceux qui s’adonnent au dessin animé en zone non occupée. Avant de terminer et pour réformer quelques idées fausses ancrées solidement dans l’esprit, aussi bien des producteurs que du public, précisons que l’art du dessin animé est un des plus difficiles qui soit en cinématographie — le plus difficile même, sans doute. En effet, le dessin animé, à l’encontre du cinéma normal, est une création totale. Le metteur en scène n’a plus sous la main telle ou telle vedette qu’il lui suffira — surtout si son ambition est un peu terre à terre — de mettre en valeur. Plus de décors naturels, la plus petite expression d’un Donald Duck, d’un Mickey ou d’une Betty Boop est pensée avant d’être dessinée.

Création totale indiscutablement — et même la reproduction de ce qu’a conçu l’imagination est plus délicate et plus complexe encore, puisque, dans le dessin animé, les objets inanimés : matériaux, arbres, piano, etc., meubles usuels de la vie —- d’une vie très fantaisiste — prennent part à l’action.

Créateur de personnages, metteur en scène, opérateur de prise de vues en noir et en couleurs, tout technicien du dessin animé livre un combat continuel et sans merci à la matière inerte. Il ne peut se contenter de sélectionner et d’enregistrer plus ou moins habilement les impulsions qu’il reçoit devant un spectacle de la vie ou de la nature. Par contre, s’il est doué d’imagination créatrice, presque rien ne l’arrêtera, à condition qu’il sache mettre au service de cette imagination un talent incontestable, une doctrine bien construite et une technique impeccable. C’est ce que nous examinerons dans un prochain article, article dans lequel nous entrerons dans les détails de fabrication de ces films où la poésie s’allie à une fantaisie débordante.

 

Pierre Brard.

 

 

Quelques cartons de dessins animés de Pierre Bourgeon

 

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LE DESSIN ANIME - Art et Technique du Dessin Animé

 

par Pierre BRARD, cinéaste diplômé de l’Etat (E.T.C.) - publié en 1943

 

Dans un précédent article, nous avons dit que l’art du dessin animé était sans doute l’art le plus difficile de la cinématographie, parce qu’il était une "création totale", puisque fruit de l’imagination seule et non pas interprétation plus ou moins nuancée des spectacles naturels ou humains. Domaine de l’imagination sans limite dans lequel doivent coexister fantaisie et poésie, nous avons bien affaire à un art, à un art très complexe. De plus, et cela a été souvent oublié, nous avons affaire à un art qui ne peut trouver sa concrétisation que s’il est étayé par une technique impeccable et d’un aspect parfois sévère. Beaucoup ont cru pouvoir négliger cette technique. Elle s’est vengée de ces présomptueux en rejetant leurs œuvres, dont les déséquilibres fragmentaires et généraux trahissaient la carence. Examinons donc art et technique et cela sans dissocier ces deux éléments. Sur le point de vue artistique, nous emprunterons quelques notions de notre dissertation au créateur Marcel Floris, qui a su clairement énoncer les données des problèmes essentiels qui précèdent la réalisation d’un film de dessin animé. C’est ainsi que l’on peut dire que la réussite d’un dessin animé est conditionnée en premier lieu par le choix du sujet et des personnages. Tous les personnages et tous les sujets ne présentent pas l’attrait voulu pour le dessin animé. Ces films, ne devant nullement être une copie de la vie ou de la nature, mais une déformation plaisante de celles-ci, doivent toujours être empreints d’irréel, d’humour et d’une poésie naïve du type Blanche-Neige.

 

En ce qui concerne la construction même du personnage, le problème se complique, car les considérations artistiques ou sentimentales ne suffisent plus : la technique intervient et impose des règles dont il est difficile de s’écarter. En effet, un personnage de dessin animé doit toujours être très simple de "ligne", de manière à éviter une trop grande complication dans l’animation. Ceci entraîne une autre obligation qui a pour objet le rapport des proportions entre les éléments constitutifs d’un personnage; c’est ainsi que la tête est toujours très grosse par rapport au corps, et les yeux immenses de manière à rendre par un minimum de lignes le maximum d’expression. Corollaire immédiat : le personnage est toujours sympathique, même dans le grotesque; raison : les proportions de personnages "adultes" (ou qui ont un raisonnement tel), dans le dessin animé, sont celles d’un enfant. Notons enfin que l’exagération de la dimension des yeux permet au spectateur de suivre l’expression du personnage quelle que soit sa dimension par rapport à l’écran. Autre détail : les mains n’ont que trois ou quatre doigts; cet artifice permet encore d’éviter la confusion de lignes et, par contre, le grossissement des doigts donne au spectateur une facilité dans la compréhension des gestes. Notons, par ailleurs, que, en dehors de la stylisation et de la simplification, une autre obligation est l’arrondissement des formes et cela sans tomber dans la mollesse. Les nez pointus, les dents de scie sont les ennemis de l’animation. Cette obligation de traiter les lignes avec des courbes entraîne évidemment une impression de ressemblance et une atténuation de la personnalité des personnages, donc de leurs créateurs mêmes. C’est une considération que les dessinateurs français ne veulent pas admettre, car ils ne veulent pas abdiquer une partie de leur personnalité... même si cet abandon doit précisément aboutir à la création d’un personnage qui sera cependant unique en son genre et est susceptible d’avoir une longue vie sur les écrans des salles obscures.

Bref, un personnage de dessin animé est une œuvre collective, œuvre où chaque dessinateur-créateur apporte une fraction de sa personnalité en admettant la coexistence sur le même personnage de la personnalité d’un ou de plusieurs collaborateurs; chacun apporte sa pierre à l’édifice, au même titre que la cathédrale du moyen âge était avant tout une œuvre collective... Non, la comparaison n’a rien d’exagéré, et c’est seulement lorsque les dessinateurs français, et non les moindres, l’auront compris que l’on pourra, en France, escompter une réussite totale du dessin animé. Une preuve à l’appui du raisonnement précédent : Considérons des personnages humains non caricaturaux, tels que Blanche-Neige, le Prince Charmant et autres. Nous serons tous d’accord pour les trouver moins intéressants que les personnages humains caricaturaux ou les animaux. La raison est qu’il est dans ce cas très difficile de leur donner une personnalité nettement définie. Par contre, si nous considérons un personnage humain, aux proportions nettement outrées et cependant charmantes — nous voulons parler de Betty Boop, de Fleisher — nous voyons que c’est par l’exagération de certaines proportions — les pieds minuscules, par exemple — que le créateur est arrivé à condenser au maximum l’impression de féminité, à tel point que cette caractéristique l’a fait frapper d’interdit aux Etats-Unis.

Voilà donc, exposées en quelques mots, les grandes directives qui doivent guider un réalisateur dans le choix de son sujet et de ses personnages.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Entrons maintenant dans la technique proprement dite et voyons comment on réalise pratiquement une bande de dessin animé à partir de la plume du dessinateur jusqu’au film terminé susceptible de passer dans l’appareil de projection. En dehors du choix du sujet et de la création des personnages que nous venons d’examiner, la genèse d’un dessin animé se poursuit de la manière suivante : Nous savons d’abord qu’il faut 24 dessins pour représenter un mouvement d’une seconde à vitesse normale. Un calcul simple nous indiquera donc combien il faut confectionner de dessins pour un film d’une durée de 7 à 10 minutes. C’est assez impressionnant. Si nous voulons savoir le nombre de mètres de film que cela représente, un autre calcul simple est à faire, sachant qu’il y a 52 images dans un mètre de film.

 

La première phase de réalisation du dessin animé est la conférence qui réunit les membres de l’équipe. Conférence au cours de laquelle le réalisateur expose à ses collaborateurs l’idée génératrice de son film. Connaissant cette idée génératrice et toutes les idées adjacentes qui ont pris naissance au cours de la conférence, le compositeur de musique écrit sa partition, puis la fait enregistrer de bout en bout. Les bruits, les paroles, les effets spéciaux sont enregistrés à part sur des bandes sonores séparées. Une fois ce travail musique et sons terminé, le réalisateur, qui entre temps a développé son synopsis, en a fait un découpage exact, minuté d’après la musique — ce découpage est accompagné d’une série de croquis concrétisant l’essentiel de chaque scène — passe à la mise en scène proprement dite; c’est-à-dire qu’il s’installe devant son pupitre de mise en scène, lequel est une reproduction exacte de la table de prise de vues permettant en outre de déterminer le "champ"» et les diverses combinaisons de mouvement de la caméra par rapport au décor; ce faisant, il se souvient toutefois qu’en dessin animé souvent les opérations sont inverses par rapport au cinéma normal, c’est-à-dire que, par exemple, il est plus simple de déplacer l’ensemble "décor-personnages" par rapport à la caméra fixe plutôt que de déplacer la caméra par rapport au décor. Cette opération inverse est courante lorsqu’il s’agit de réaliser un "panoramique" ou un travelling latéral. Par contre, un travelling "avant " se fait normalement par déplacement de la caméra.

Donc, devant son pupitre de mise en scène, le réalisateur, qui a sous la main ses décors et les attitudes de base de ses personnages, détermine les déplacements relatifs des uns par rapport aux autres et par rapport à la caméra. Il calcule la vitesse des travellings et des panoramiques. Ce n’est pas un mince travail, et la plus petite erreur aboutira à la projection à une catastrophe et annulera tout le travail qui s’intercale entre la mise en scène et la projection de contrôle. Comme on vient de le voir, la mise en scène de dessin animé est préalable à la prise de vues et non pas simultanée, comme cela a lieu dans le cinéma de studio. Ayant déterminé la durée des scènes, l’ordre d’entrée en scène des personnages, les mouvements relatifs, le réalisateur fait tous les dessins des principales positions de ses personnages; en moyenne, ces dessins principaux représentent environ 10 % du total.

Il confie ensuite ces dessins de base aux animatrices, qui ont la lourde responsabilité de tracer tous les dessins intermédiaires entre les dessins dits de "départ" et d’ "arrivée".

 

Les trois méthodes d’animation d’après Marcel Floris

 

 

 

Ici encore, nous allons avoir recours à Marcel Floris, qui va nous exposer trois techniques d’animation pratiques à l'heure actuelle : Considérons les trois schémas ci-dessus, représentant un personnage qui lève le bras. Les positions du bras 1 et 9 représentent les dessins extrêmes. Dans la première méthode, l’animateur dessine successivement les dessins intermédiaires, de la manière suivante : Il place à mi-distance de 1 et de 9 le dessin n° 5, puis à mi-distance de 1 et 5 le n° 4; à mi-distance de 1 et 4 le n° 3, puis entre 3 et 1 le n° 2; il passe ensuite au n° 6, qui est toujours à mi-distance entre 5 et 9; et ainsi de suite. Ce procédé a l’avantage de donner une animation conservant bien le volume du personnage, mais il est monotone et s’éloigne de la vérité. En effet, nous savons que tous les mouvements "naturels" sont des mouvements dynamiques, ou, plus exactement au sens physique du mot : des mouvements "pendulaires", à l’encontre des mouvements des machines créées par le génie humain, qui sont en général des mouvements continus non progressifs. Il importe de se rapprocher dans toute la mesure du possible des mouvements naturels, et c’est ainsi que l’on en vient à concevoir une méthode d’animation dynamique.

Le schéma n° 2 nous explique le procédé d’animation "dynamique au juger". « L’animateur toujours en possession des extrêmes 1 et 9 raisonne le mouvement qu’il doit réaliser et distribue "au jugeré l’espacement entre les différents intermédiaires, puis il dessine successivement en commençant par les 2, 3, 4, 5, etc., jusqu’au dernier, soit dans le cas présent jusqu’au n° 8. Ce procédé donne, si l’animateur est expérimenté, une animation de très bonne qualité. Le système a néanmoins un inconvénient : les intermédiaires dessinés successivement et d’une manière croissante et décroissante donnent l’illusion, à la restitution sur l’écran, d’être en carton découpé. L’impression de volume est détruite.

Pour obtenir une animation de bonne qualité, tout en ayant un dessin bien en volume, il est possible de combiner les deux méthodes que nous venons d’exposer. C’est ce qu’explique le schéma n° 3. L’animateur commence par constituer un "gabarit" de son mouvement suivant la méthode n° 2; il dessine ensuite les intermédiaires suivant la méthode dite "des centres", schéma n° 1; c’est-à-dire que, entre le 1 et le 9, il dessine le 6, qui d’après l’étude de son gabarit se trouve à peu près au milieu; puis le n° 4 entre 1 et 6; 5 entre 4 et 6, et ainsi de suite. Il passe ensuite à l’autre fraction du mouvement en commençant par le n° 7, centre approximatif entre 6 et 9, puis il termine son mouvement par le n° 8 entre 7 et 9.

 

On le voit, l’animation est un travail de longue patience et d’exactitude, qui de plus demande un entraînement assez long. Quoi qu’il en soit, les méthodes indiquées ci-dessus, aussi bonnes qu’elles soient, et les seules praticables dans l’état actuel de la technique, sont cependant éloignées de la vérité rigoureuse, car notre cerveau qui nous restitue la synthèse d’un mouvement a en réalité analysé, non pas une suite de mouvements élémentaires décomposés et "nets", mais bien des suites infiniments divisées d’éléments de 46 Feuille de partition de synchronisation d’Arcady. Remarquer les croquis élémentaires servant à synchroniser exactement un mouvement donné avec une mesure donnée. mouvement "flous"». Un jour peut-être le dessin animé pourra pratiquer une méthode de flou progressif. Ce jour-là, un grand pas aura été fait dans l’animation...

 

Une fois l’animation terminée, les dessins sur papier sont confiés aux calqueurs, qui transposent ces dessins sur des feuilles de celluloïd parfaitement transparentes. Les calqueurs tracent les contours de chaque dessin à l’encre de Chine sur la "face" de chaque celluloïd qui prend alors le nom de "cel". Chaque cel est ensuite passé aux gouacheurs, qui étendent au verso les gouaches colorées ou les gammes de gris selon les indications données par le créateur.

Toutes ces opérations sont faites en prenant un certain nombre de précautions, notamment en ce qui concerne le repérage de chaque dessin, de chaque cel par rapport à ce qui sera le cadrage de prise de vues. Une numérotation exacte indique également la place, le rang de chaque dessin dans chaque scène — enfin, chaque scène est classée séparément et c’est ensuite l’opération de prise de vues.

 

Le réalisateur confie à l’opérateur et à son assistant les séries de "cels" terminés, nettoyés et classés. Il y joint le cahier de mise en scène, sur lequel sont notées les différentes combinaisons de mouvement de caméra par rapport au décor, ou l’inverse, avec les valeurs en millimètres et centimètres de ces déplacements. Sont notés également les rythmes de la prise de vues, rythme qui varie au cours de la scène suivant la vitesse des mouvements à enregistrer. Intervient encore l’utilisation rationnelle des cels, l’utilisation rétrograde de ceux-ci pour les mouvements inverses et bien d’autres choses encore.

 

A cette technique d’animation s’ajoute la technique propre de la prise de vues. L’opérateur a à sa disposition un appareillage complexe comportant essentiellement une caméra verticale qui peut se déplacer dans le sens ver tical et éventuellement pivoter sur l’axe de son objectif. Sous la caméra se trouve la table de prise de vues, qui est une répétition « mécanisée», si l’on peut dire, du pupitre de mise en scène sur lequel le créateur a imaginé et réglé ses plans, déterminé leur succession. L’opérateur digne de ce nom et digne de la société qui l’emploie a à sa disposition un matériel qui n’a rien à envier au matériel de studio.

 

Sa tâche est tout aussi complexe. Les connaissances d’optique et de sensitométrie sont même ici plus nécessai res encore qu’au studio. Par contre, un bon opérateur est d’un secours énorme pour sur le réalisateur, car s’il possède un matériel adéquat et une technique constamment en avance par rapport aux exigences du dessin, il simplifie considérablement le travail du dessin et la mise en scène elle-même.

 

 

Schéma d’étude d’une table et caméra de prises de vues conçue spécialement par le dessin animé et munie de tous les perfectionnements.

(Conception Brard, Bourgeon, Floris. Mise au point de l’ingénieur Pinchart)

 

 

 

En France, jusqu’ici, on se contentait souvent de photographier les dessins sur une installation tout juste bonne pour faire les génériques des films. C’était une grave erreur; la technique n’étant qu’un moyen et non un but, doit tout simplement être parfaite, être une aide et non une entrave. Donc, l’opérateur, debout devant sa table de prise de vues, place, avec l’aide de son assistant, les décors opaques les règles à ergots, les personnages sur cels sur la même règle et dans les mêmes ergots, ou sur une autre règle s’il doit y avoir un déplacement du fond par rapport au personnage; il place ensuite la caméra à la hauteur convenable, fait son cadrage si besoin est et enregistre "une image". Il change le cel, effectue les déplacements convena bles de caméra, de décors, etc., et enregistre une deuxième image, et ainsi de suite.

 

Cette opération se renouvelle de 10.000 à 20.000 fois. lement, les corrections d’animation sont faites et la prise de vue recommencée. Puis les opérations classiques de finissage du film sont faites : montage des images, montage du son, mixage des bruits, de la musique, et enfin tirage de la copie standard. Le jour de la présentation en petit comité arrive. L’équipe, qui se souvient de la conférence inaugurale qui les a réunis deux mois environ auparavant, va pouvoir juger de son travail, de sa qualité, de ses défauts. Chacun prend conscience de sa responsabilité, car si celle-ci est bien déterminée pour chacun des membres de l’équipe, la réussite, elle, est un "tout indissoluble" et c’est sur un ensemble que le jugement du public se portera, jugement qui conditionnera la possibilité des productions futures dans lesquelles le producteur investira des capitaux plus ou moins importants, capitaux qui, pour un dessin animé de 7 à 10 minutes, ne sauraient être inférieurs à 400.000 ou 500.000 francs.

 

 

 

Personnage de dessin animé de Marcel Floris "Le Corbeau"

 

 

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