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LES RUES D'AUTREFOIS

 

On s’est moqué de "Paris-les-trous", ce n’est pas trop exagéré, et cependant nul ne s'y est encore noyé... tandis que nos ancêtres avaient autrement le droit de se plaindre. Quand on songe qu'avant le règne de Philippe-Auguste, les Parisiens ignoraient ce qu’était un pavage.

Les rues ressemblaient à des bourbiers où l’on ne pouvait guère circuler qu’à cheval ou dans des chars recouverts d’un lit de paille. On voyait même dans les anciens baux des fermiers cette clause : "Envoyer à tel jour une charrette garnie de paille fraîche pour le transport de la famille, et un âne bâté pour la suivante." La manière la plus habituelle de voyager consistait à se mettre à deux sur un cheval pour affronter les innombrables fondrières. On lit dans une vieille chronique que le roi Charles VI parcourt sa capitale en croupe derrière son ami Savoisi, afin de se rendre compte des apprêts que font les habitants des divers quartiers en vue d’honorer l'entrée de la reine Isabeau. Quand le duc d’Orléans fut assassiné rue Barbette, ses deux écuyers le suivaient sur un même cheval et n’en purent descendre à temps pour le secourir, empêtrés qu’ils étaient dans la boue.

Les dames de qualité n’avaient guère d’autres ressources, pour arriver propres â leurs visites, que de monter en croupe derrière leur laquais, lequel menait précautionneusement la bête pour éviter les éclaboussures. Il y avait bien encore a chaise à porteurs, mais elle n’était pas à la portée de tout le monde: Les hommes marchaient chaussés de hautes bottes qui abritaient leurs escarpins et leurs bas. Ces bottes restaient au vestiaire avec les manteaux.

Philippe-Auguste, frappé de cet état de choses, songea le premier à trouver un moyen de se défendre contre les immondices. Il réfléchit que les pierres seraient la meilleure sauvegarde et il fit venir des dalles carrées et dures pour les placer dans les rues les plus fréquentées de sa capitale. De là l’expression : "Le pavé du roi. " Mais ce fut une grosse dépense. Pour y obvier, le souverain décréta tout simplement que les voies seraient pavées aux frais des propriétaires qui possédaient "pignon sur rue". Cet impôt n’alla pas sans querelle, l’évêque de Paris eut un procès avec le prieur de Saint-Martin-des-Champs à propos des délimitations de leur bien. D'autres voisins se jetèrent les pavés à la tête, mais la rue de Seine n’en fut pas moins pavée, puis la rue des Bons-Enfants, la rue Pavée-au-Marais, qui existent encore.

Il faut arriver à la fin du XVIe siècle pour voir les grands tracés du faubourg Saint-Germain être entretenus par ceux qui venaient y construire leurs maisons et ouvrir leurs boutiques. Sous Louis XIV, la ville couvrait la dépense de la voierie en levant pour ça une contribution de quatre-vingt mille francs par an. En outre, le roi voulut remplacer les dalles par les gros pavés de grès plus solides et qui subsistent encore sur plusieurs routes de la Seine et dans certaines voies de la capitale. Mais le triomphe du confortable est l’actuel pavé de bois, enduit de goudron ; il est assez peu durable, mais doux et sourd, point malsain, il évite le fracas des lourds véhicules sur les pierres. En Amérique, on a essayé le pavage en papier aggloméré, ce qui, en somme, est toujours du bois.

Quoi qu’on invente, on n’évite jamais complètement la boue ni l’éclaboussure. L’auto qui roule à quarante à l’heure asperge du haut en bas le méprisable piéton réfugié sur le trottoir.

Le cheval devient rare sur nos boulevards, le cavalier encore plus. Quant au joli groupe du chevalier et de sa dame en croupe, il n’est plus guère qu’une légende bonne pour le cinéma.

Ceux qui jadis briguaient l’honneur de monter dans les carrosses du roi avaient aussi celui de verser aux fossés, car il ne se faisait guère d’expéditions sans roues ou traits cassés. Seulement on en avait si bien pris l’habitude que nul ne s’en étonnait. "Nous n’avons versé que deux fois," écrit une voyageuse qui se rendait de Paris à Vichy.

En plus, à l’époque lointaine dont nous parlons, les voies publiques n’étaient pas éclairées, les "gens de qualité" faisaient porter des torches devant leurs voitures, et les autres se contentaient de lanternes qu’ils portaient eux-mêmes. La première tentative d’éclairage commun fut faite par l’abbé Laudati Carafe.

A cette époque, les "tire-laine" guettaient les passants pour les détrousser à leur aise. A présent, les détrousseurs ont d’autres noms, d’autres modes, on les appelle : "cambrioleurs".

Tout change d’allure sans changer de fond.

Au XXe siècle, on s’éclaire bien, on marche facilement sur des routes unies, on vole mieux aussi (dans le sens de dérober) et si les rues de province sont devenues larges et sûres, elles n’en sont pas moins — peut-être plus — une école souvent peu édifiante. Avec le progrès actuel, une autre vieille coutume est tombée en désuétude : le couvre-feu. On le sonnait dans les églises, pour qu’au même moment tous les feux du quartier soient couverts, par crainte des incendies (à cette époque, on ignorait le service d’eau). L’heure différait selon les paroisses : la Sorbonne, par exemple, sonnait à neuf heures, deux heures plus tard que Notre-Dame dont las cloche célèbre, nommée "couvre-feu", pouvait être entendue de toute la ville. Cette institution avait été promulguée pour obvier aux périls d’incendie. Dans certaines provinces, des crieurs parcouraient les carrefours en chantant :

Réveillez-vous, gens qui dormez.

et priez pour les trépassés.

Récemment, n’avons-nous pas eu la tragique extinction des feux lancée par l’avertissement des sirènes, tandis que la joyeuse envolée des cloches annonçait la libération du ciel au-dessus du clocher.

Mais les rues de Paris restaient noires quand même avec de rares candélabres coiffés de bleu.

Tout cela est passé.

 

publié en 1922

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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