L orgue sinistre du démentiel père Athanase

 

Au début de l' "Autoportrait mou" de Salvator Dali, on voit le peintre s'acharnant sur un curieux piano. En sortent les cris misérables de chats qui y sont enfermés. Sur la partition que Dali feint de suivre, une gravure. Elle montre l' "orgue à chats», un instrument qu'on dira "de torture" plutôt que "de musique" qui serait né il y a trois siècles du délire d'un autre esprit fort. 

 

Le divin» Dali a moult fois joué d'une cruauté provocatrice à l'égard d'animaux, dans le virtuel de ses fantasmes -cygnes explosés, girafes en feu... - ou, très concrètement, dans des "happenings" grotesques - demandez au cochon qui apparaît dans l' "Autoportrait mou" s'il a pris plaisir au tournage... Quelques lignes du "Journal d'un génie" expriment néanmoins une tendresse "particulière" de Dali pour un chat, ce "gatito bonito" habitué à coucher dans un berceau géodésique rapporté de Barcelone" et à l'occasion "coiffé d'un chapeau de tigre avec une plume jaune". Dali alité apprécia la compagnie de ce chat ronronnant qui faisait "un bruit exactement semblable à celui de son ventre avec ses dérèglements intestinaux». Dali a pu noter, lyrique: "Le crépuscule et le lever de la lune s'accordent avec les miaulements symphoniques du chat et de mon ventre". Musique plus quiète que celle engendrée dans le piano "cage à chats"!

 

Un précurseur...

Le père Athanase Kircher n'a pas laissé de "Journal du phénix des savants" où il aurait livré quelque souvenir d'ailurophile. Kircher, né près de Fulda, en Allemagne en 1601, mort en 1680, ne s'est pas collé lui-même cette qualité de "phénix des savants". Ce sont ses contemporains qui ont, par ce titre, salué une oeuvre monumentale de beaux esprits ont ensuite déclassé Kircher: "compilateur sans génie, trop éclectique, trop crédule, trop versé dans le merveilleux, impuissant à produire des synthèses utiles, des idées fécondes". Reste que la biographie de Kircher n'est pas la plus mince dans les encyclopédies.

Athanase Kircher a exploré tous les savoirs de son époque. Lettré, naturaliste, mathématicien, théologien, il connaissait notamment grec,hébreu, arabe et copte - dont il fut le premier à évoquer la filiation avec l'égyptien des pharaons. Il a produit une quarantaine d'ouvrages richement illustrés: astronomie, géologie, magnétisme, optique, acoustique, musique, alchimie, kabbale, etc, sa polyvalence semble n'avoir eu aucune limite. Alors qu'il se formait à la théologie à Mayence, il dressa le plan de la principauté à la demande de l'archevêque en même temps qu'il réalisa ses premières observations au télescope - il fut le premier à dépeindre Jupiter et Saturne. Séjournant en Avignon pour y enseigner les langues orientales et les mathématiques, il s'est attelé au déchiffrement des hiéroglyphes égyptiens - vainement: il leur imagina trop de profondeur symbolique. Le pape Urbain VII lui offrit la chaire de mathématiques du Collège romain en 1635. Voyageant dans la péninsule, Kircher descendit dans le cratère du Vésuve frémissant!

Athanase Kircher a été le correspondant des plus éminents savants d'Europe, et aussi de jésuites tout autour du monde - grâce à eux, il écrivit un ouvrage sur la Chine en 1667. Enfin, on doit à Kircher diverses curiosités mécaniques, dont une machine à écrire, une machine à composer de la musique et une tête automate prononçant des sons. Il décrivit aussi des machines à musique avec programme sur bande perforée: pianos mécaniques, orgues, violons, instruments à vent et à percussion automatiques. Chantre d'une "musica pathetica" exprimant les émotions, Kircher fut un précurseur dela musicothérapie.

C'est de cette belle imagination qu'est sorti le sinistre orgue à chats. Dans la gravure ci-dessus, c'est le diable soi-même qui pianote. Ce faisant, il actionne des marteaux bardés de pointes qui font gémir les pauvres félins. Un second personnage étend le registre vocal des chats en tirant les appendices arrières de ce triste "piano à queues". Un chœur de bestiaux divers complète l'orchestre infernal.

Rien de plus qu'un dessin humoristique? De fait, un concert d'orgue à chats fut donné au roi Philippe II à Bruxelles lors de fêtes en son honneur. Les biographies n'insistent guère sur cette peu reluisante péripétie dans la carrière du brillant Kircher. Les biographies lointaines de Dali auront peut-être plus de mal à dissimuler du peintre les frasques du même tonneau...

 

paru dans un quotidien en 1997