ACCUEIL | LE BROL | LE NEGRE A TRAVERS LES AGES |
LE NEGRE A TRAVERS LES AGES
Nul, dars le monde des théâtres, n'est moins "m'as-tu-vu" que lui. Les avant-premières sont muettes sur son compte. Son visage lui-même est inconnu des foules. Alors que chacun de nous a vu le brave pompier glisser entre les portants, à l'heure du ballet, des regards incendiaires; aIors que nous avons tous applaudi le machiniste, lorsqu"il vient, à l'avart-scène, tendre le tapis du deux ; alors que le souffleur, tout en restant tranquillement dans son trou, nous permet parfois d'admirer son crâne rose et reluisant, le nègre, lui, s'obstina à demeurer invisible.
Le directeur l'ignore totalement. Les auteurs, qui le connaissent, ne vous le présentent pas. Ils cachent, comme un péché, ce pauvre paon famélique dont la plume laborieuse pare tant de geais bien parisiens d'une auréole de gloire et d'or.
Le nègre joint d'ordinaire, à un talent incontestable, une discrétion à toute épreuve. Il ne possède par contre, ni relations, ni capitaux ; et s'il fait ce métier amer : cueillir des lauriers pour autrui, c'est pour ne pas exécuter devant le buffet du théâtre une lugubre bamboula.
Humble salarié, le nègre travaille aux pièces. mais ce ne sont jamais les siennes. Le nègre n'a pas de pseudonyme. Est-il bien sûr d'avoir un nom ? Il ne signe jamais rien, et ne signera jamais rien, car lè nègre littéraire, comme celui de Mac Mahon, continuera à être nègre jusqua son heure dernière.
Il le sait et, philosophe, se résigne à son triste sort, parfois même il lui advient de l'accepter avec gaité. Témoin ce pauvre bougre qui, radieux et exultant, m'aborda, il y a huit jours, sur la place d'Italie
— Ah ! mon vieux, s'exclama-t-il, il m'arrive une chose incroyable : je viens de déclarer ma dernière oeuvre : Jules-César... et je l'ai signée de mon nom ! Je vais avoir pendant vingt ans les droits les plus formidables!
— Fichtre !
— J'aurai même le droit que tant d'autres se sont arrogé sur mes ours.
— De quel droit veux-tu parler?
Lors, saisissant le moutard que lui tendit une matrone escortée de deux citoyens :
— Je veux parler du droit de correction, répondit-il...
Et il flanqua deux tapes retentissantes sur le minuscule derrière du dénommé Jules-César, rejeton-male et vagissant qu'il venait de déclarer à la mairie du XIIIe.
Jean Bonot.
publié en 1921
Caricature d’Alexandre Dumas par Cham, 1858
l'expression "nègre littéraire" daterait de cette époque
___________________________________
bachybouzouk.free.fr