LA LOCOMOTIVE

A l'heure des départs pour les, champs, il me paraît convenable de consacrer quelques lignes à la grande entraîneuse d'hommes qui nous emmène à la campagne.

Lourde, majestueuse, empanachée, telle une poule de luxe, la locomotive semble, en dépit de son énorme masse, incapable de rester en place.

Quand approche l'heure du départ, elle tremble, elle bout d'impatience, fumant pour tromper le temps et soufflant comme un vieux phoque qui vient de s'adjuger un handicap.

Enfin, le signal est donné : doucement, elle se met en route, en sifflant joyeusement, plus fort que le merle, certes, mais peut-être avec moins de charme.

Elle démarre péniblement, malgré sa forte constitution; c'est qu'elle traîne avec elle un tas de gens de toutes classes et de toutes provenances, sans compter tous les ballots qui, peu de temps auparavant, s'entassaient au bout du quai.

Ces clients ont foi en elle et la suivent aveuglément. Ils savent que la locomotive possède les qualités indispensables pour arriver, que, suivant strictement sa voie, elle ne déraille presque jamais et que, sobre comme un chameau, on ne la rencontre pas dans les buvettes des gares mais, plutôt, auprès des pompes où elle s'approvisionne d'eau.

Les plus hautes vertus, hélas ! ne suffisent pas toujours pour faire son chemin ici-bas. Or, la locomotive atteint régulièrement son but. Pourquoi?... Sans doute, comme tant d'autres, arrive-t-elle à grands coups de piston? Ajoutons que les locomotives disposent, ce qui n'a jamais rien gâté, de ressources formidables; peu de milliardaires, je gage, pourraient mener, ne fût-ce qu'une minute, le train que mène la plus humble d'entre elles.

Riche, robuste, voyageant sans cesse, ignorant la nostalgie, puisqu'elle emmène son foyer avec elle à l'instar du chemineau, la locomotive, en somme, serait parfaitement heureuse... si elle n'avait toujours deux hommes sur le dos.

Jean Bonot.

publié en 1922