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C'est fou ce que la nuit tombe vite. Il y a des gens qui se couchent tôt, il y a des gens qui se couchent à l'heure, il y a des gens qui se couchent tard, et il y en a même qui ne se couchent pas du tout. Ceux qui se couchent à l'heure sont les plus nombreux, chacun ayant la sienne.
Dans nos villes et villages, cette heure-là, d'habitude, c'est dix heures. Alors la cloche sonne à toute volée et les couche-tôt se prélassent en épanouissant leurs orteils en éventail. Les couche-à-l'heure commencent à se préparer. Ils plient bagage ou journal (suivant leurs occupations) règlent la pendule et vaquent à leurs petites affaires. S'ils sont "dehors", ils vident leur verre et commandent leur dernière consommation. Les couche-tard ont des occupations si variées qu'on ne saurait toutes les mentionner ici. Les uns travaillent. D'autres s'amusent, d'autres encore s'ennuient. Enfin, ils font un tas de choses. Ceux qui ne se couchent pas du tout ignorent une des bénédictions de la vie, et une des plus remarquables inventions de tous les temps, le lit.
    Celui qui a inventé ce meuble respectable était certainement  très doué. Il savait qu'il faut se reposer de temps en temps. Or, se coucher par  terre, cela n'est pas très confortable. Dormir sur la table de la salle à manger,  ça ne l'est pas davantage, et d'autant moins qu'on est dérangé à chaque repas. Une  chaise est médiocrement agréable. Le buffet de service, la commode et le tabouret  de piano ne sont pas à recommander. 
    Il fallait donc trouver quelque chose. Les Amazoniens avaient  bien inventé le hamac. Le seul ennui (comme tant d'humoristes l’ont fait remarquer),  c'est qu'il faut trouver deux arbres séparés l'un de l'autre par la distance idéale  pour y accrochercette couchette-balançoire. Quand on doit longuement parcourir les  forêts amazoniennes (qui heureusement présentent beaucoup d'arbres), on arrive bien  fatigué à l'heure du coucher.
    Mais un génie a découvert qu'en assemblant des morceaux  de bois pour créer une sorte de cadre sur pieds, en y ajoutant un sommier, sur ce  sommier un matelas, sur ce matelas un drap doublé d'un second drap, lui-même doublé  ou triplé de deux ou trois couvertures, avec par-dessus un bon édredon, le tout  bien bordé et agrémenté encore d'un traversin, d'un polochon, d'un ou deux oreillers  de plumes, ce génie a découvert qu'il était bon de s'allonger et de se couvrir,  et il a droit, pour l'éternité, à la gratitude de l'humanité tout entière, cette  humanité dont il assure la continuité avec tant de chaleureuse sollicitude. Mais  ceci est une autre histoire.
    Et nous souhaitons à ce genre humain d'être couché bien  au chaud entre deux draps, les oreilles assoupies à peine bercées par le bruit rassurant  de la cloche de dix heures, le drap levé jusqu'au menton, le bonnet de nuit (quand  il y en a) descendu jusque sur le nez, les bras et les jambes écarquillés et les  yeux fales secouer les volets, et la bise peut tambouriner à la vitre, les raclos.  Alors vente, grêle, gèle, la pluie fracasser les branches, la douceur et la tiédeur  de cette merveilleuse invention capitonne le cerveau d'ouate, tout le corps se ralentit,  se détend, et la respiration elle-même se transformera bientôt en ronflements, rythmés  par le son du couvre-feu.
(Le texte est reproduit tel qu'il a été publié dans un quotidien suisse de 1970 - Dessin de Marcel North.)

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