FAUT-IL MONTRER SON DERRIERE ?

 

Je reçois d'un père de famille une lettre qui me pose une question fort intéressante au point de vue social et que je me permets de vous soumettre :

"Mon fils, âgé de six ans, m'a demandé ce matin pour quelles raisons je lui interdisais de montrer son derrière. Je vous avoue que je n'ai pu trouver d'arguments susceptibles de le convaincre... Qu'auriez-vous répondu à ma place ?"

J'aurais évidemment répondu ce que les grandes pesonnes répondent toujours aux enfants lorsque les enfants demandent des explications aux grandes personnes : "C'est comme ça parce que c'est comme ça. Je n'ai pas de raisons à te donner. Sic volo, sic jubeo. Sit pro ralione voluntas."

Ce qui donne aux gosses l'occasion d'une version latine dont le résultat est tout à fait décevant.

Mais ensuite, je me serais demandé : "Au fait, pourquoi interdis-je au môme de faire voir son derrière ?"

Et je me serais répondu ce que les grandes personnes se répondent à elles-mêmes lorsqu'elles se posent des questions embarrassantes : "C'est comme ça parce que c'est comme ça. C'est une question d'éducation, de préjugé, de latitude et de couleur. Sur les bords du Gange, on peut sans indécence faire voir son derrière (c'est jaune, et ça ne sait pas). Sur les bords de la Seine, l'exposition des derrières blancs est interdite par l'article 330 du Code pénal, sous certaines réserves."

Jusqu'à râpe de dix-huit mois, il est permis à un bébé de montrer son derrière ; c'est même recommandé. Les nourrices et les mamans exposent avec fierté les derrières des petits enfants qu'elles ont sur les genoux, et les autres mamans et les autres.. nourrices s'extasient cbmme devant de précieux objets d'art... Le journal qui, à titre dtff réclame, organiserait des concours de derrières dans les squares et distribuerait des prix de derrières serait assuré d'un certain succès. A partir de dix-huit mois, l'exposition de cet article n'est pas tolérable lorsqu'elle est faite à titre individuel, mais seulement lorsque l'article fait partie d'un ensemble. Par exemple, à un conseil de revision (sous un prétexte patriotique) ou sur la scène d'un music-hall (dans un but évidemment esthétique).

La relativité de la décence est une chose admirable.

Au point de vue absolu. les nichons d'une jeune femme ne sont pas plus décents à exposer en public que le derrière d'un petit garçon de six ans... Or, de même qu'à partir de dix-huit mois, il devient indécent pour un petit garçon d'exposer son derrière, à partir de dix-huit ans, il devient décent pour une jeune fille de montrer ses nichons... Mais, ce qui est profondément regrettable, c'est qu'il n'y a pas de limite d'âge supérieure et qu'à soixante ans, par exemple, vous en voyez, dans les loges de l'Opéra, qui ne pensent pas à la retraite (le carré du décolletage étant directement proportionnel au carré de l'âge de la dame décolletée).

Mais ce sont là des choses qu'il est irnpossible de faire comprendre aux enfants, l'esprit des enfants étant fâcheusement logique. Il en est ainsi pour tous les principes liminaires d'éducation, qui, à partir d'un certain âge, se retournent bout pour bout.

Par exemple, jusqu'à l'âge de vingt ans, on apprend aux gosses que la violence est odieuse, le meurtre criminel ; et, pour une gifle ou un coup de poing, on les punit avec sévérité. Et puis, lorsqu'ils ont vingt ans, on leur dit : "Au temps ! Tout ce qu'on t'a dit, c'est de la blague ! Prends-moi ce fusil, avec la baïonnette au bout... Et, puis, tire dessus, crève-le, rentre-lui dans le bide... Tu peux y aller, c'est pas ton frère !"

Heureusement, c'est le moment précis où (après avoir enseigné pendant vingt ans à l'enfant qu'il doit faire des efforts continuels d'intelligence pour l'analyse et la synthèse des choses) on lui révèle brusquement cette vérité première : il ne faut pas chercher à comprendre.

 

texte de 1928