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Albert, François et Paul Fratellini
Je pense qu il doit y avoir actuellement dans le grenier d’une gentille villa, au Perreux, une malle où dorment sous la naphtaline un habit de notaire, un chapeau haut de forme, des gants immenses, de grands souliers, un gilet blanc, un monocle... La vraie tombe de Paul Fratellini, c’est ça. Cher Paul Fratellini ! Depuis six mois, évidemment, nous avons dit bien d’autres adieux, mais je suppose quand même que personne n’a pu manquer de s’attendrir au souvenir du bon vieux clown qui pleurait en piste chaque fois qu’après un voyage à travers le monde il retrouvait son public parisien.
Oh ! Oui, bien sûr, l’ouvrier du samedi soir, le petit garçon et la petite fille du jeudi après-midi, le pacifique ménage du dimanche, ont trouvé dans leur cœur un mot de regret ou même de tendresse en apprenant la mort de Paul Fratellini, et puis, ceux qui l’ont bien connu, ceux quivenaient quelquefois frapper à la porte de sa loge à Médrano, ont dit : "Pauvre François ! pauvre Albert ! comme ils doivent avoir du chagrin !"
C’est que les Fratellini, voyez-vous, sont des clowns, des gens de cirque et même, si des vous vouliez, des forains, mais ils sont avant tout une famille. Une famille répartie dans trois petites maisons entourées de jolis jardins, au Perreux. Quand on venait voir Paul on le trouvait généralement escorté d’un jeune homme de six ou sept ans, l’enfant de tel ou tel de ses fils, ou de ses filles. On s’y perdait un peu dans sa progéniture mais ce qu’on notait facilement au passage c’étaient les noms des gendres, des brus ; d’autres noms célèbres sur la piste qui prouvaient qu’il n’y avait pas eu de mésalliance.
Albert montrait souvent ses roses qui prenaient dans sa vie tant d’importance que lorsqu’il vous invitait à déjeuner il précisait : "Venez, voyons... dans trois semaines, les rosiers seront tous en fleurs". A côté de lui, les mains derrière le dos, les joues rubicondes, et la mine réjcoie, se dandinait un nain qui l’adorait et ne le quittait pas. D'où sortait ce nain qui situe la maison d’Albert dans un conte de Crimm ? On n’en sait rien et ce n’est pas toujours le même, mais en tous cas c’est toujours un nain content. Il a sa place chez Albert qui, probablement, l’a recueilli. Il joue dans les pantomimes, il s’en moque bien, d’être un nain et somme toute il s’en montre plutôt fier puisque c’est son métier. Il est à l’abri de la moquerie, il ne connaît ni l’aigreur, ni l’amertume. Albert Fratellini est le père des nains. Si vous lui en parlez ou si vous lui demandez comment vont ses roses, il sera enchanté mais ni de lui, ni de sa femme vous n’obtiendrez un mot concernant sa fille, la petite Louisa, qui mourut à vingt-deux ans. Elle était très jolie, très charmante et écuyère. Maintenant chez son père sa chambre est fermée à clef. On a tout laissé intact, son lit, ses livres, ses robes de ballerine.
Je n'ai pas été chez François. Je sais qu’il possède une collection de costumes étonnants faits par sa femme, de ces costumes qui peuvent être brodés de quatre kilos de paillettes à six ou douze francs le mille. François, par les soins de sa femme, est un clown parfaitement élégant.
Tous trois, Paul, Albert, François eurent, dès leurs débuts et avant d’être mariés, une marmaille commune et adoptive, celle de leur frère aîné Louis, mort jeune d’une fièvre typhoïde. C’est pour élever ces orphelins, d’ailleurs, et venir en aide à leur belle-sœur, l’écuyère Alexandrine Proserpi, qu'ils ont constitué le trio rt chrtché fortune d'un même effort, au profit d'un même foyer, vaste et hospitalier.
Chez les Fratellini, vous le voyez, les idées de famille et de cirque sont indissocciables, le cirque fait vivre la famille, la famille entière fait du cirque.
Ainsi s'est constituée une tribu Fratellini qui, allliée aux Ilès, aux Loyal, aux Caïrolli, resta imérissable.
Ainsi, d'alliance en v et sous le signe du voyage s'est formée et subsiste dans le monde entier une race pure, stable, intègre etintransigeante, celle des gens du cirque.
Il y a quelques années, j'ai eu la joie et l'honneur de faire la connaissance d'une gentille petite fille de cinq ans qui s'appelait Sabine Nancey. Elle présentait un poney à Madrano et tout le mondes'émerveillait de sa distinction, de son allure, de sa grâce de petite princesse et c'était en effet, une petite princesse de la cavalerie. Un jour qu'il m'était donné de la promener et de lui offrir un verre de lait à la terrasse d'un café élégant, elle me parla de son père Henry Nancey, de son grand-père, M. Price, descendant direct des frères John et William Price dont la chronique de 1850 disait : "Equilibristes, sauteurs et musiciens, en équilibre sur des écgelles de trois ou quatre mètres, ils exécutent un duo de flûte de de violon digne de figurer dans un programme de concert classique", et enfin, de sa maman Tilley Nancey qui n'était pas seulement une demoiselle price, mais aussi la fille d'une demoiselle Franconi.
A cette petite fille avait été inculquée la fierté d'une si illustre descendance en même temps que la volonté de lui faire honneur.
Si vous vous rappelez quelle exaltation vous animait autrefois quand vous sortiez du cirque, quels sentiments d'admiration respectueuse vous inspiraient les trapézistes, les dompteurs, les jongleurs, les moindres Augustes capables de jouer parfaitement de trois ou quatre instruments et de faire le saut périlleux, vous devez comprendre comment les enfants du monde volant de la cavalerie ou du tapis conçoivent leur devoir d’état. Ils sont habitués héréditairement à n’envisager qu’une vie héroïque de travail, de dangers, d’accidents, de déceptions, de soucis et, c’est un comble, de médiocrité pécunière.
Colléano, le danseur de cordes, s’entraîne depuis l'âge de cinq ans, et depuis l’âge de cinq ans il est à la merci de chutes terribles dont chacune peut être ia dernière; à vingt-huit ans, quand je le connus, il était en pleine gloire et gagnait 4.500 francs par jour ; cinq ans plus tard on discutait ses tarifs ; quand il atteindra quarante ans, tous les miracles de jeunesse, d’élasticité, de précision qui auront servi jusqu’alors son merveilleux talent l’abandonneront et le silence ingrat se fera autour de lui.
Ces cachets fabuleux et d’ailleurs bien réduits par des frais énormes n’auront donc existé que peu d’années et, répartis sur tout le temps d’une existence normale, se réduisent au gain d’un commerçant aisé. C’est acceptable maïs, sans l’amour forcené du métier, ces conditions n’expliqueraient pas suffisamment le goût de risquer sa vie tous les jours et de s’imposer une existence monastique de travail, de sommeil réglé, d'alimentation rationnelle, de renoncements de toutes sortes Si vous voulez vous faire une idée de ce que représente l'entraînement d’un artiste de cirque, sachez que Rastelli, le jongleur aux huit balles (phénomène unique dans l’histoire du cirque), commençait de travailler dès huit heures du matin jusqu’à midi ; il s’exhibait en matinée, reprenait ses exercices jusqu’à six heures, et produisait de nouveau son numéro en soirée. Il plaçait ses balles à côté de son lit et, quand il ne dormait pas, il se mettait à jongler. Peu de temps avant sa mort il disait : "Si je reste un jour sans m’entraîner, il me faut une semaine de travail intensif pour rattraper cette journée perdue".
Mais l’Odyssée la plus palpitante et la plus sublime qui se raconte au cirque, c’est le roman fatal des Codona. Ils étaient deux frères, Lalo et Alfredo, fils d’écuyers. Ils montèrent un numéro de trapèze volant, Lalo était porteur, Alfredo, voltigeur. Alfredo épousa Lilian Leitzel, trapéziste elle aussi, de son côté ; un soir, à Rotterdam, un petit anneau de son appareil se brisa ; hurlements des spectateurs, cadavre sanglant sur le tapis brosse : ce fut le premier drame. Quelques années plus tard, Alfredo se démit l’épaule et dut abandonner le trapèze ; la vie sans son merveilleux métier d’homme volant lui sembla inadmissible ; il se tua d’un coup de révolver. Il y a cinq ou six ans, Lalo, toujours porteur, vint en France avec de nouveaux partenaires. Le soir même de ses débuts à Médrano, il reçut à faux le voltigeur, il tomba, ne se tua pas mais resta infirme, ce qui est pire pour un acrobate.
Maintenant, Lalo Codona est garagiste près d’Hollywood.
De tant de peine, de tant de perfection sont nés une mentalité très particulière, qui est celle des gens de cirque, un esprit fait d’une grande pureté de mœurs, d’une conscience professionnelle très rare et d’un mépris du danger chevaleresque, un sens artistique dépouillé de tout cabotinage.
Au cirque, rien n’est frelaté ; le danger est toujours vrai, l’effort absolu.
Alors ces braves gens qui ne se comprennent vraiment qu’entre eux, s’aiment en famille de toutes leurs forces.
En 1936, la famille Colléano (les frères et les sœurs du grand Conrad Colléano) qui travaillait à l’Alhambra fut privée d’un des garçons, par suite d’un accident. Conrad qui se trouvait à ce moment lui-même à Paris attendant un engagement à Médrano, vint chaque soir prendre la place obscure de son frère dans le numéro familial. Il ne figura pas sur l’affiche, il rendit un petit service à ses parents simplement.
C'était à cette époque la plus grande vedette internationale du cirque.
VIOLETTE Jean - article publié en 1940
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