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Le Carnaval au Village
Depuis le Mardi-Gras on attendait, dans le village, l'occasion de célébrer le carnaval. Je ne plaisante pas. Je ne raconte pas d'histoire. Le canton cartonne tous les ans une fourragère pour la transformer en char : on attelle quatre bœufs résignés ; on hisse une reine ceinturée d'un ruban rouge, couronnée d'un bandeau d'or, sur une planche, autour de laquelle se rangent d'autres demoiselles travesties ; autour du véhicule dansent et hurlent de jeunes hommes dont le mérite principal est de s'être barbouillés de suie après avoir enfilé de légers vêtements de percale ; tous les villageois viennent voir passer cette humble mascarade et, le soir, dans une salle traversée de courants d'air, on trafique aux accords d'un piano mécanique.
Le Dimanche-Gras, glacial, avait fait remettre cette petite fête : on l'a célébrée dimanche dernier avec toute la gaîté désirable, à cause du soleil, et quoiqu'il fit, malgré tout, trois degrés sous zéro.
Peut-être des gamines déguisées en danseuses, en odalisques, en fées ou en Espagnoles ont-elles attrapé un bon rhume en parcourant, transies sur le char de la souveraine insensible, les rues du pays; mais aucune d'elles n'aurait consenti sur le moment à jeter une cape, une pèlerine, un châîe sur le costume modeste qu'elle avait choisi.
La municipalité, en effet, avait offert un prix de beauté — 200 francs et une robe — à la reine, mais le "commerce", si l'on peut dire, s'était cotisé pour décerner quelques récompenses aux jeunes personnes dont le déguisement était le plus réussi. Aussi, si la reine voulait montrer sa robe, les autres, qui avaient si ingénieusement composé leurs costumes, en espéraient trop pour vouloir les enfermer sous des manteaux.
Les vieilles et les vieux, qui, malgré tout, étaient venus faire la haie dans les rues, soupiraient :
— Sûrement qu'a vont attraper du mal. Mais eux ? les pieds dans la glace qui fondait.
Les parents qui avaient essayé de lutter contre l'entêtement de leur filles ne voulaient pas avouer leur défaite. A ceux qui s'étonnaient de voir passer Odette ou Marie-Louise sur le char dont les palmes de papier étaient rebroussées par un vent pointu, les mères répondaient :
— Et puis quoi ? Faut-il pas qu'elles s'amusent ?
Et l'une d'elles, qui n'envoyait pas dire ce qa'elle avait à dire, fit clore le bec d'une voisine ;
— Vous aimez peut-être mieux que "la vôtre" aille tous les dimanches à Paris ?
Ida — c'est la reine — descendit de son trône avec la chair de poule; on l'entralna vite vers un poêle devant lequel la peau de ses bras nus rosit, tandis qu'elle piaffa jusqu'au moment où elle dit :
— Les pieds me picotent comme si j'y avais des épingles.
Alors la reine-mère, qui était venue en sabots, retira ses souliers et ses bas et tenta de réchauffer les petons royaux entre ses deux mains dures.
La reine, avec des ronds rouges sur les joues, souriait :
— Faut-il que je soye reine pour que tu t'occupes de mes pieds !...
Dans la salle de bal, les autres déguisés s'étaient égaillés. La municipalité qui, dlmanche, ne regardait pas à la dépense, offrait un punch aux dames ; sur l'ordre du maire, le garde-champêtre spécifia d'une voix forte :
— Y a que les demoiselles déguisées qu'ont droit à la consommation ! les hommes n'ont qu'à aller boire à leur compte dans la salle du débit !...
Une petite protestation : mais les jeunes gens n'avaient pas attendu l'aléatoire tournée municipale pour boire. Certains mêmes avaient fait déjà trop de stations, au hasard du parcours ; ils filèrent, après que l'un, vexé cependant, eût jeté aux officiels cette phrase dédaigneuse :
— Pensez-vous qu'on vous attend pour boire le coup ?
Quand les hommes furent partis et que les demoiselles eurent bu leur punch, elles s'en allèrent, discrètement, une à une dans la salle du débit pour rejoindre les jeunes gens ; elles s'installèrent sur les chaises et sur les bancs, tandis que dans la salle du bal il ne restait que les deux grandes poseuses de petites Mathon, Félicienne et Camille, qui voulaient à toutes forces avoir un prix pour leurs costumes égyptiens, et Ida dont la mère sans respect pour la dignité royale, montrait les pieds aux commères du village en expliquant :
— Le malheur, c'est qu'elle a deux cors par doigt et qu'elle ne peut pas supporter la chaussure.
— Tais donc toi, maman ! disait la reine.
Mais la douairière, levant des yeux ingénus, lui répondit :
— Y a pas de honte ! C'est comme une maladie qui n'est pas honteuse.
D'autres mères complaisantes donnèrent des recettes où se mêlaient les feuilles de sauge et les feuilles de poireau.
Cependant la municipalité elle-même était allée rejoindre les garçons dans la grande salle. Ce fut là — puisque toutes les filles étaient là, sauf la reine et ces deux grandes poseuses de petites Mathon — qu'on décerna les prix.
Quand M. Mathon père et Mme Mathon mère apprirent cet affront fait à leurs filles, ce fut épouvantable ! La fête faillit mal finir. M. Mathon reprit rageusement ses bœufs — car c'étaient les siens qui étaient attelés à la fourragère — et déclara qu'on verrait ce qu'on allait voir. Mme Mathon gifla Camille pour la punir d'être restée près du poêle, et M. le maire courut après le fermier pour tâcher d'apaiser un concurrent qui pouvait faire battre sa liste aux prochaines élections.
On se quitta pour dîner avec le poids d'une gêne, l'embarras d'un malentendu, la sensation d'une fête ratée.
Le soir, les demoiselles, sans s'être concertées, revinrent au bal avec leurs robes du dimanche. Il n'y avait plus que la reine, tout en blanc, laurée de papier doré, mais qui avait perdu beaucoup de son prestige, parce qu'à cause de ses pieds douloureux, elle avait mis des espadrilles.
L'adjoint, qui se flattait d'être diplomate et d'arranger les choses, partit chercher ces deux grandes poseuses de petites Mathon. Il fut reçu par la mère, et ce fut à peine s'il osa répéter aux autres membres du conseil les termes avec lesquels celle-ci l'avait accueilli.
Le maire soupira et tira toute la philosophie de cette solennité :
— Quand le carnaval n'a pas lieu le Mardi-Gras, c'est comme qui dirait de la moutarde après dîner...
article publié en 1932
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