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LES BALS DE VILLAGE
Il n'y a pas trente ans, chaque village avait son bal ; on dansait dans les granges, sur la terre battue, avec des résines au mur. Le violoneux montait sur une barrique. Il tapait la mesure du pied sur le fond de la futaille. Mon grand-père m'a raconté qu'ils avaient desserré les cercles, un soir. Le musicien tapait du pied, et tape-que-je-tape. Soudain, un grand fracas, l'artiste était descendu au fond de la barrique. "Il n'était pas content ! Il s'était tout dépiaulé le coude".
Celui qui faisait danser ma grand'mère, à la Touricière, ne connaissait qu'un air qu'il jouait toujours, et pour toutes les danses, mais en changeant le rythme :
Quarante sous les prunelles
Cinquante sous les plus belles.
Et, à la fin de chaque danse, il encourageait la jeunesse à bien faire :
— Embrassez vos mignonnes !
C'était rituel.
En ces temps-là, les garçons fréquentaient les filles le dimanche soir, à la veillée. Ma grand'mère — elle le dit du moins — avait, chaque dimanche, une douzaine de prétendants. Ils lui parlaient chacun leur tour. Celui qui entretenait la demoiselle allait s'asseoir près d'elle, au pied du lit. Au bout d'un moment, le suivant dans l'ordre des soupirants, impatient, rappelait son rival aux convenances : "Allons, à mon tour".
Les ménétriers jouaient de "routine". Ils se passaient les airs de père en fils, sans connaître la musique. On dansait aussi à la vielle, vielle seule comme un essaim d'abeilles étouffées par les pas des danseurs. La vielle jouait :
Mon père avait un âne
Pareil à toi, pareil à toi...
Pour les mariages, vielles et violons enrubannés. Ils marchaient en avant, le long des fossés fleuris ou sous le vent de décembre. Le vent vous apportait des bouffées de musique. Les femmes et les enfants sortaient aux portes :
Au printemps, la mère ageasse
Fait son nid dans les buissons,
La pibole,
Fait son nid dans les buissons,
Pibolons.
On avait planté des sapins tout le long du chemin. La mariée boutait le feu dessous et la noce jetait des sous sur une chaise pour les nécessiteux qui avaient planté le sapin. Le soir, on dansait la ronde autour d'un feu de joie et on tirait des coups de fusil en l'air.
Le lendemain matin, dans quelques villages, on promène le marié et la mariée dos à dos sur un âne. Toute la jeunesse suit en chantant.
Les "assemblées"" perdent peu à peu leur vogue. De mon temps, tous les jeunes gens quittaient le bourg, à la tombée de la nuit, couchés sur les bicyclettes à guidon de course, une lanterne vénitienne pliée engagée dans les rayons. On rentrait vers 3 heures du matin. Là-bas, on dansait sur un "parquet". La toile tremblait au vent ; les curieux, tout autour, passaient la tête sous les pans.
Une nuit, j'étais tête de la file des bicyclettes. Je me suis endormi au vent. Nous nous sommes réveillés trois ou quatre dans un tas de fagots qui se trouvait au bord de la route. Les rayons étaient pris dans les pédales, les guidons faussés, mais il n'y avait pas de mal.
Le gendarmes, à la sortie du bourg, nous regardaient défiler. Ils se plaçaient à trente mètres l'un de l'autre, pour ne laisser échapper personne et faisaient toujours quelque procès : "l'avons appréhendé..."
De temps en temps aussi, il y avait grand bal au bourg même. A l' "Hôtel de l'Etoile", le soir de la fête des laboureurs, la musique avait fait défaut. "Ils dansent la musique sourde !" Le bal était annoncé par une inscription au cambouis sur la porte du têt à cochons, en bordure de la route :
"Ce coir, à neuf heures..."
car le patron de l'hôtel avait l'orthographe indécise.
Mon grand-père m'emmenait à cette fête des laboureurs : messe à 11 heures, puis banquet. Les laboureurs avaient un insigne : un épi de blé sur une pensée de toile peinte. Ils le portaient à la boutonnière et se tenaient droits. Le soir, ma grand'mère piquait cet insigne entre les piles de drap dans le buffet. Il en reste encore.
L'odeur des dimanches matin, dans mon enfance, est celle du savon à barbe. Ce jour-là, mon grand-père se rasait avec soin, à la cuisine, devant une Vieille glace toute piquée qu'il accrochait à la fenêtre. Il lui fallait longtemps, surtout depuis que sa vue baissait. Paillou venait quelquefois ; il regardait les joues toutes bleues et, apercevant des poils oubliés dans les bonnes rides profondes :
— Dis donc, Alphonse, tu me semblés. Tu ne mets pas tout ton bois en coupe la même année !
article publié en 1932
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