L'AN NEUF

Ça y est ! Il faut, encore un coup, arroser le facteur ! Il faut arroser la concierge et l'artiste capillaire ! Il faut écrire à l'oncle Adolphe ! II faut envoyer des marrons à la femme de Bigorneau, lequel expédiera des crottes à notre épouse... Il faut manger de la dinde et embrasser sa belle-mère !

Et toutes ces simagrées, pourquoi ? Pour célébrer un inconnu, le jeune an 1923, que nous ne connaissons ni d'Eve ni d'Adam, et qui, vraisemblablement, ne vaudra guère mieux que ses aînés !

Ne serait-il pas plus sage de nous comporter envers les ans comme nous agissons vis-à-vis des grands hommes ?... Ceux-ci sont rarement fêtés dès le berceau.. Nous attendons patiemment pour exalter leurs mérites et banqueter en leur honneur qu'ils aient dévissé leur billard.

Si nous procédions ainsi avec les ans, messieurs les confiseurs, je gage, feraient de médiocres affaires. Peu nombreux sont, en effet, les ans remarquables ou dignes de louanges. Pour un an mille, qui mystifia tout le monde, pour un an quarante ridicule, et dont chacun se fiche cordialement, combien en rencontre-t-on de ternes, d'insignifiants ?

Un an, tout seul, au reste, ne peut faire rien de grand. Il en faut cent pour édifier une cathédrale ; il en faut trois ou quatre cents pour transformer un pâle navet en une précieuse antiquité ; il en faut cinq pour faire un lustre...

S'ils n'accomplissent pas de grandes choses, du moins s'entendent-ils parfaitement. pour nous faire, l'un après l'autre, mille-petites misères. Ils nous épilent le citron, ils déchaussent nos incisives, ils font ployer nos épaules sous, leurs poids accumulés.

ls font pis, les malheureux : ils viennent jusque dans nos bras, outrager nos compagnes et nos petites amies... Outrages irréparables, hélas ! Tantôt, les ans les rendent grosses,, tantôt, irrévérencieux, ils font des blagues avec leurs seins d'albâtre! Cela ne nous empêche pas., bonnes poires que nous sommes, de mettre des sous de côté pour les vieux ans !

Jean Bonot.

publié en 1922