ACCUEIL | L'AGRICULTURE | ON GRILLE LE COCHON |
ON GRILLE LE COCHON
"Vous êtes sûr qu'il est mort ?..." Philippe lève l'oreille du cochon et me montre dessous un petit oeil livide, impressionnant.
A ce signe on peut griller le cochon.
Philippe le recouvre de paille, Pierre l'allume et une prompte fumée nous aveugle; une odeur de couenne* roussie et de corne brûlée ne tarde pas à nous mettre en joie et en appétit. Avec des torches de paille, nous entretenons la flamme et nous la promenons sous les pattes et dans les oreilles.
Pierre ramasse un des sabots* que la chaleur a fait éclater et au creux duquel colle un peu de chair blanche et fine. "Elle est cuite à point, me dit Pierre. Goûtez-y."
JULES RENARD - Le Vigneron dans sa Vigne
______________
* couenne : peau du porc que l'on a flambée et raclée
* sabots : chaque pied du porc est terminé par quatre doigts (munis de sabots): deux en avant, deux en arrière.
_________________________________
ON TUE LE COCHON
Ce matin, on va tuer le cochon, à la métairie des Termes. Jeannette la ménagère et son homme Léonard, les deux gars, Jacquet et Hubert, se sont pointés de bonne heure. La neige tourne au verglas; le vent pique. Jeannette, une femme grande et maigre, aux yeux doux, allume le feu et fait chauffer du café noir. Hubert, qui est en permission, a dit à ses camarades de régiment : "Je vous porterai du boudin de chez moi... du vrai boudin de cochon..." Il n'y en aura pas pour tout le monde.
Hubert et Jacquet se suivent de près, quant à l'âge, bien découplés, avec de grosses têtes à joues rouges. Léonard est tout desséché par un long acharnement de besogne. Ils boivent ensemble le café. Hubert allume une cigarette.
Jeannette prend une poêle à longue queue. Ils vont dans la cour, et Léonard entre dans l'étable où l'énorme porc sommeille dans le brouillard de son haleine. Il le flatte et l'exhorte à se lever, tandis qu'il attache une patte de derrière avec une corde solide. Il crie : "Ça y est !" Le cochon s'élance, mais Hubert agrippe l'oreille droite et saisit la patte gauche; Léonard tire brusquement sur la corde. L'animal tombe; Jacquet saute dessus et le maîtrise. Le cochon, habitué à d'autres façons, se met à hurler. On lui ferme le groin au moyen d'une ficelle. Hubert le tâte et déclare qu'il est fin gras.
.Léonard prend son large couteau, et commence de saigner le pauvre cochon, qui fera tant de bien après sa mort. Jeannette pleurant d'un œil, tend la poêle au filet de sang qui coule, et détourne la tête. Elle ne jette qu'un regard furtif; de temps à autre, elle verse le sang dans une terrine et Léonard serre les lèvres de la plaie sur le oouteau fourré de chair. "Ça te fait deuil, dit Jacquet à Jeannette... Tu as bon cceur..." — cc C'est tout de même moi qui l'ai élevé..." répond-elle. "C'était une gentille bête, et aimable..."
Léonard va couper un bouchon de paille et l'enfonce dans le trou que laisse la lame. Cette fois, le cochon est bien mort; on l'étend sur des barres de bois et Jacquet le couvre de paille. Hubert met le feu, et l'on ne voit plus que le museau grimaçant dans une courte flamme d'incendie. Le poil grille, et Jeannette vient balayer l'échiné roussie de son élève, qui a péri par le fer. Les garçons raclent sa peau avec une boîte de sardines, qu'ils ont percée de beaucoup de trous: cela fait une excellente râpe. (Bien entendu la boîte est vidée de ses petits poissons confits.) Jeannette apporte de l'eau chaude; on débarbouille le cochon.
Mort, le voilà plus beau que vivant, tout rose, rebondi et majestueux. "Lavez-lui bien les oreilles !", dit Jeannette, qui rit, cette fois... — "Ce n'est pas, facile !", s'écrie Léonard. On pend Sa Seigneurie à l'échelle, dans la cuisine.
Hubert et Jacquet vont soigner le bétail; mais Léonard, manches, retroussées, ouvre le pendu avec précaution. Il prend garde de ne pas crever un seul boyau. Le ventre fume-et souffle une épaisse odeur de graisse chaude. L'homme le regarde comme une caverne à trésors. Sa femme recueille, dans un grand panier, un lourd écheveau de boyaux, très embrouillé. Léonard accroche en trophées, aux clous d'une centre, le foie et les poumons arnaehés.
Jeannette, aidée par des voisines, amiteuses, ira bientôt à la rivière pour nettoyer les entrailles. A chacune, il faut une planchette bien lisse, un petit couteau et une feaguette d'osier ; les boyaux seront bien raclés, lavés à pleine eau, propres, sans odeur. Jeannette m'a dit : "J'aime bien apprêter des boudins... Je les pique avec une aiguille pour savoir quand ils sont à point. Après, je les enroule dans une claie, sur la paille de seigle; c'est mignon..."
Ce soir, j apprends que Jantou est grippé. Je vais le voir. Il est assis au coin du feu, dans sa chaumière. il a très mauvaise mine, engoncé dans un vieux caban coiffé d'un bonnet de coton. Il me fait signe de m'asseoir à côté de lui, sur un escabeau. La langue lui démange ; il parie ; "Ce n'est rien... c'est l'influenza. Je me soigne avec du rhum et je chique. Ça me sauve... Il paraît qu'on a tué un bon cochon aux Termes. Je sais ce que c'est que cet animal. Il m'en est passé par les mains... Le porc ne rend service à l'homme qu'après sa mort ... De son. vivant, ilne faut qu'il soit criard, ees cris empêcheraient ses frères d'engraisser... Il faut la paix... J'ai remarqué ça... Bien soigné ,et bien nourri, il est rarement malade... Il a la rougeole, mais pas comme nous... Ne faites pas l'ignorant.... vous voulez en élever un, acheter un goret de six mois. Il faut du soin.... Vous remmènerez du foirail chez vous, tout doucement, sans le fatiguer.. Il y en a qui les esquintent ... Donnez-lui de 1 eau de vaisselle, avec du son, et puis un peu plus épais et ainsi de suite.... Unechopine de lait par jour , c'est bon.... Tl y en a qui avec moitié moins de nourriture que d'autres, profitent mieux : ils ont plus bel avenir, tout comme nous autres, sauf respect. Au beau temps, mettez-le au pré... S'il est ferré, il peut s'amuser, le gars... Le trèfle, ça l'abîmerait... Parlez-moi de l'herbe fraîche, bien naturelle, ça le purgera... Les choux, les. pommes de terre... c'est très bon... Le topinambour, on doit le faire cuire; cru, ça brûlerait votre élève... Et toujours, faites-le promener, ça le distraira... Il faut de l'air au cochon, à belle saison, et du chaud l'hiver. Vous savez comme il faut nous traiter... pour lui, c'est la même chose... Quelle mine qu'ils ont, les enfants enfermés ?... Une peau si pâle !... Il y a des cochons qui ont bon caractère et d'autres qui l'ont mauvais, Mais avec la douceur, vous les apprivoisez comme un oiseau... Ils comprennent tout... A la gare, quand on ouvre le wagon qui les emmène, tous les frères, ils sont ensemble... Voyez si c'est intelligent... Faut pas les battre; si vous les battez, rien à faire... Choisissez bien votre cochon; il doit avoir une bonne cervelle entre les oreilles,; il résiste mieux. Le nez un peu courbé, le poil clair... Ils sont plus tendres. Bien d'aplomb sur ses pattes et une belle vue, l'oeil bien ouvert. Pour savoir quand ils sont gras, vous les tâtez au-dessus des côtes. On sent des bosses comme mon poing... C'est ferme et ce n'est pas mou. Il y en a qui savent pas les tuer et qui font les nicodèmes... Faut pas les faire tant crier pour apprendre à tout le monde qu'il y a de la graisse pour le pot. Je me souvient d'un imbécile qui était à même de griller le cochon qu'il croyait avoir tué, cet, âne!... Et tout d'un coup, pati, pata, la pauvre bête, elle trotte à la mare pour éteindre l'incendie... Ça la chauffait, la malheureuse... On a été obligé de l'assommer à coups de barre... C'est abominable... Portez des boudins de votre cochon à vos amis et parentés, ça leur fait plaisir..."
Jantou s'arrête de parler; il jette du bois dans le feu qui claque sec, en signe de froid. Il y a encore de la neige dans l'air.
texte de 1930
_________________________________
publicité de 1931
_________________________________
ACCUEIL | L'AGRICULTURE | ON GRILLE LE COCHON |
bachybouzouk.free.fr